Le bilan diplomatique de Jacques Chirac

Au printemps 2007, à la veille du départ de Jacques Chirac de l’Elysée, je publiais ce bilan diplomatique de ses présidences dans L’essentiel des relations internationales. Hommage. 

Jacques Chirac va, après douze années de présidence, quitter l’Elysée. Il laissera une bonne image de son action diplomatique, tant en France qu’à l’étranger.

Un bilan globalement positif. L’expression est galvaudée, mais elle s’applique avec pertinence à l’héritage diplomatique que laissera Jacques Chirac après douze années passées à l’Elysée. Il a maintenu haut et fort la tradition diplomatique de la V° République établie par le Général de Gaulle, poursuivie et développée par François Mitterrand. Les Français lui en savent gré, et ont une image positive de son action internationale dans laquelle ils se reconnaissent avec une certaine satisfaction. Si le bilan de politique intérieure de Jacques Chirac sera très probablement contesté par une partie importante des Français, la grande majorité lui délivre un satisfecit pour son action internationale. Celle-ci est également bien perçue dans la plupart des pays, à l’exception sans doute d’Israël et des Etats-Unis. Jacques Chirac est populaire dans le monde, non seulement auprès de nombreux chefs d’Etat, mais surtout auprès des populations. S’il n’y avait qu’un fait à retenir, c’est évidemment son opposition à la guerre d’Irak qui fut la plus éclatante et qui restera dans les mémoires, expliquant en grande partie sa forte popularité. Elle restera la référence de sa double présidence.

UNE VOLONTÉ INITIALE DE RUPTURE

Il n’était pas évident au départ que Jacques Chirac suive le cours diplomatique qui aura finalement été le sien, au point que l’on parle désormais de « Gaullo-Mitterrando-Chiraquisme ». Il ne faut pas oublier que, sous les deux septennats de François Mitterrand, Jacques Chirac s’est, à de nombreuses reprises, opposé à la politique étrangère du président socialiste. Le paradoxe est que Chirac, le néo-gaulliste, critiquait Mitterrand qui avait des prises de position tout à fait gaulliennes. Chirac était plus atlantiste que Mitterrand et lui reprochait les critiques – excessives selon lui – adressées aux Etats-Unis. Il avait voulu soutenir le programme de « Guerre des étoiles » de Ronald Reagan, que Mitterrand avait très vivement critiqué. Il s’était également querellé avec lui sur les questions nucléaires en soutenant des positions qui auraient écarté la France de sa posture traditionnelle en matière de dissuasion pour la rapprocher de la riposte graduée des Etats-Unis et donner plus d’importance aux armes nucléaires tactiques et à leur fonction d’armes de combat. Mitterrand qui avait dans l’opposition combattu la diplomatie de de Gaulle, la création de la force de dissuasion et le départ des organes militaires intégrés de l’OTAN se projetait dans une continuité gaulliste que combattait l’héritier officiel du Général. On se souvient aussi que Jacques Chirac avait mis beaucoup plus de temps que François Mitterrand à soutenir Gorbatchev et sa politique de Perestroïka.

Les deux premières décisions de Jacques Chirac, arrivé à la présidence en 1995, s’écartaient d’ailleurs très nettement et des principes gaullistes, et de la politique établie par François Mitterrand. Jacques Chirac annonça la reprise des essais nucléaires français auxquels Mitterrand avait voulu mettre fin par un moratoire en 1992 qu’il avait par la suite qualifié de définitif. Cette reprise des essais suscita une tempête de protestations dans le monde, et, contrairement à ce que pensait l’équipe élyséenne, qui ne se limitait pas aux pays du Pacifique sud mais traversait également l’Europe, et notamment le principal partenaire de la France, l’Allemagne.

La France fut à cette époque extrêmement impopulaire et accusée de mener une politique unilatérale qui ne prenait pas en compte les aspirations des autres peuples. Elle se retrouva isolée et mise en accusation. La série d’essais terminée, Jacques Chirac, prenant en compte l’ampleur des protestations, indiqua que la France fermait définitivement son centre d’essais de Mururoa et lançait un plan de désarmement.

De même, en décembre 1995, Jacques Chirac prôna un renforcement de la coopération avec l’OTAN et envisagea même une réintégration de la France dans l’OTAN, afin d’accentuer la coopération avec les Américains.  Le refus de Washington d’européaniser l’OTAN, et surtout l’alternance gouvernementale après la défaite aux élections législatives de juin 1997, ne lui offrirent pas le temps de mener à bien cette politique qui aurait inversé l’acte fondateur de la V° République. La gauche plurielle qui allait former un gouvernement sous la direction de Lionel Jospin avait d’ailleurs affiché son opposition à un tel revirement atlantiste et l’absence de réaction positive américaine priva ce projet de tout fondement. Il fut donc abandonné.

La cohabitation ne posa guère de problèmes particuliers. A l’exception de la mini-crise lors de la visite de Lionel Jospin au Proche-Orient et des incidents à l’Université Bir Zeit, les questions internationales n’ont pas donné lieu à des polémiques. Jacques Chirac, Lionel Jospin et Hubert Védrine se sont employés à ne pas entraver l’action internationale de la France par des querelles intestines.

LE FAIT MARQUANT : L’OPPOSITION A LA GUERRE D’IRAK

Comment expliquer que l’opposition de Jacques Chirac à la guerre en Irak restera comme le fait marquant de ses deux mandats ? Car après tout, il n’a pas empêché la guerre et il n’a pu que constater impuissant la réalisation des catastrophes annoncées lors de ses mises en garde. Son constat était pertinent, mais il n’a pas été réellement suivi d’effet. Il n’est en effet pas de tradition de célébrer les Cassandre. Mais au-delà de la possibilité ou non d’enrayer la machine de guerre américaine une fois que les néo-conservateurs avaient convaincu George W Bush de la mettre en route, la position de la France aura été malgré tout une contribution utile avant, pendant et après la guerre.

Peut-être faut-il se remémorer le contexte de l’époque. Une majorité de gouvernements européens, arabes et autres, et la quasi-totalité des populations craignaient le déclenchement d’une guerre contre l’Irak et s’exprimaient en défaveur d’une telle option.

Mais la détermination américaine était extrêmement forte du fait de la conviction d’avoir raison et de servir une juste cause, mais aussi du fait du sentiment d’avoir été agressés avec le 11 septembre et en raison d’une puissance inégalée dans l’histoire. Jamais un pays n’avait été aussi puissant que les Etats-Unis comparé aux autres dans un monde globalisé, au début du 21e siècle. En France même, de nombreux intellectuels et  moralistes essayaient de disqualifier ceux qui s’opposaient à la guerre en les réduisant à un statut de soutiens de Saddam Hussein ou d’amis des dictatures arabes.  Dans la propre majorité de Jacques Chirac, de nombreux parlementaires s’exprimaient en faveur des thèses américaines. Certains par conviction et adhésion aux thèses de Washington, d’autres par faiblesse et esprit de soumission, par peur d’entraver la marche d’un pays surpuissant.

Dans cette affaire, Jacques Chirac a donc fait preuve non seulement de courage mais aussi de lucidité. Courage de s’opposer à la première puissance mondiale, et lucidité à la fois quant aux catastrophes qui s’annonçaient (élargissement du fossé monde musulman/monde occidental, erreur de s’attaquer à l’Irak avant d’avoir avancé sur la question palestinienne, déstabilisation supplémentaire de la région, développement du terrorisme, etc.). Lucidité également sur le fait que le monde unipolaire n’existait pas et que, quelle que soit leur volonté, les Américains n’arriveraient ni à punir la France, ni à oublier l’Allemagne. Seul pardonner à la Russie, mais également aux autres, restait une option possible.

La France seule n’aurait pas pu tenir une posture d’opposant à la guerre d’Irak, mais elle seule pouvait lancer le mouvement qui était, pour des raisons politiques et stratégiques, impossible à lancer par l’Allemagne ou par la Russie, et encore moins par aucun autre pays. Ce courage a valu une très grande popularité à Jacques Chirac, non seulement dans le monde arabe ou musulman, mais également partout ailleurs pour justement avoir incarné une résistance à une politique agressive jugée injuste et dangereuse.

Jacques Chirac a été l’homme qui a su dire non et qui a – reprenant les habits de de Gaulle et Mitterrand – su s’opposer aux Etats-Unis lorsque la politique de ces derniers lui paraissait ne pas correspondre à l’intérêt général, ni même aux objectifs qu’ils avaient eux-mêmes déterminés. Il reprenait également le rôle de de Gaulle et Mitterrand en étant à la fois le plus ferme soutien des Américains dans les circonstances difficiles et le plus vigoureux censeur lorsqu’il l’estimait indispensable.

Jacques Chirac fut le premier chef d’Etat à se rendre à New York après le 11 septembre. A titre personnel, il est admiratif de la société américaine et ne peut donc être qualifié d’anti-américain. Ces sont donc bien les excès de la puissance et de la politique étrangère américaine qui sont en cause. En son temps déjà, de Gaulle avait été du côté des Etats-Unis lors de la construction du Mur de Berlin ou de la crise des fusées de Cuba,  car l’équilibre Est-Ouest était en cause, ce qui ne l’avait pas empêché de s’opposer à la guerre du Viet Nam ou à la politique américaine dans le Tiers Monde. Tout comme Mitterrand qui fut décisif dans son soutien au rééquilibrage nucléaire en Europe dans l’affaire des euromissiles, mais qui s’opposa au SDI et à la politique de Reagan vers les pays du Sud.

LE DOSSIER DU PROCHE-ORIENT

Dans le même ordre d’idée, Jacques Chirac aura été celui qui dans le monde occidental fut le plus actif soutien des Palestiniens après la mort du processus d’Oslo et la reprise de l’Intifada en septembre 2000, au moment où les Etats-Unis rompaient les ponts avec l’Autorité palestinienne et adoptaient une politique suiviste à l’égard des gouvernements israéliens, quelles que soient les décisions de ces derniers.

En Europe, les gouvernements italien et espagnol, traditionnellement sensibles aux thèses palestiniennes étaient dirigés par Berlusconi et Aznar, pour qui satisfaire Washington était une priorité. Et si Tony Blair était conscient de la nécessité d’avancer sur ce dossier afin de réduire l’espace du terrorisme, la priorité qu’il accordait à l’alliance avec Washington l’empêchait de passer du constat à l’action.

Là encore, la France apparaissait comme le porte-parole de ceux qui n’avaient pas voix au chapitre, comme la seule dans le monde occidental qui paraissait sensible à la situation des Palestiniens qui entre-temps était devenue une cause commune dans tous les pays arabes, voire même dans tous les pays musulmans.

Tant dans le dossier irakien que sur le conflit israélo-palestinien, l’action diplomatique de la France aura été de s’inscrire en faux contre la thèse du choc des civilisations, nouvel horizon de combat du président français, au moment même où, si d’autres dirigeants occidentaux condamnaient cette thèse, leur action avait à l’inverse pour effet de lui donner une certaine consistance.

Le tempérament personnel de Jacques Chirac, finalement le moins occidentalo-centré des dirigeants du Nord de la planète, certainement le plus ouvert aux autres civilisations et autres cultures, y est certainement pour beaucoup.

Dans cette optique il faut noter un certain relâchement de la détermination à partir de 2005. Le même président qui s’empoignait avec des soldats israéliens en 1996 qui voulaient l’empêcher de se déplacer librement dans Jérusalem-Est et qui menaçait donc de reprendre son avion pour rentrer à Paris, accueillait en grande pompe Ariel Sharon sans dire un mot sur la construction du mur, sur le blocage du processus de paix, sur la répression des Palestiniens, et sur le caractère unilatéral – et donc porteur d’impasse – du retrait de Gaza, auquel on faisait au contraire semblant de croire qu’il avait une portée historique pour l’avenir de la paix.

Les campagnes sur l’antisémitisme supposé de la France contre lesquelles Jacques Chirac s’était élevé, avaient peut-être fini par avoir un impact psychologique auprès de lui. Il faut surtout y voir son affaiblissement personnel après l’échec du référendum du 29 mai 2005, suivi de peu par un accident cérébral qui l’avait affaibli et qui avait semblé accélérer le temps de la succession. La priorité était alors accordée à la réconciliation avec les Etats-Unis et surtout – après l’assassinat de son ami Hariri – , à la punition de la Syrie qui devint une priorité diplomatique de la France dans la région.

Dans l’affaire irakienne le président français a défendu le multilatéralisme, le droit international et les institutions internationales conformément d’ailleurs à l’intérêt national français.

On pourra également remarquer l’investissement personnel du président français dans le protection de l’environnement et lutte contre le réchauffement climatique avec un discours très fort prononcé au Sommet de la Terre de Johannesburg en 2002. Mais les actes de la France n’ont peut-être pas tout à fait suivi les discours en la matière. Quant à la contribution à l’aide aux pays du Sud, pour limitée qu’elle puisse paraître, la création d’une taxe – fût-elle volontaire – sur les billets d’avions est certainement un geste appelé à avoir un impact assez fort par la suite.