« Les aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie » – 4 questions à Sylvie Kauffmann

Ancienne grand-reporter, Sylvie Kauffmann est journaliste au Monde. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Les aveuglés. Comment Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie aux éditions Stock.

En 2001, Vladimir Poutine fait un discours largement applaudi devant le Bundestag mais déjà Joschka Fischer se méfie. Pourquoi ?

J’ai demandé à Joschka Fischer, que j’ai interrogé pour le livre, pourquoi il n’avait pas participé à l’enthousiasme de ses pairs ce jour-là à l’égard de Vladimir Poutine. Il m’a répondu : « Je ne lui faisais pas confiance ». Il était choqué par les violations des droits de l’homme en Tchétchénie, où les forces russes livraient leur deuxième guerre. Il décelait, chez le président Poutine qu’il avait déjà rencontré, « le nationaliste russe, l’ambition impériale ».

Vous parlez d’un tournant après les mobilisations en interne en 2011-2012. La modification de la mission en Libye de protection des populations, qui a abouti à un changement de régime, après l’abstention russe au Conseil de sécurité des Nations unies n’a-t-elle pas joué un rôle dans la crispation de Moscou ?

Oui, l’intervention en Libye compte parmi les griefs de Vladimir Poutine contre les pays occidentaux. Il les a souvent accusés d’avoir outrepassé le mandat de l’ONU et a été traumatisé par le traitement infligé à Kadhafi par les rebelles lorsqu’ils l’ont débusqué et tué. Il m’a dit en 2012, lorsque je l’ai interrogé sur la Syrie à la veille de sa troisième élection à la présidence, « il n’y aura pas de répétition du scénario libyen ». Il a tenu promesse en intervenant en Syrie en 2015 et en sauvant le régime de Bachar el-Assad.

Déjà avant cela, en 2007, il avait accusé les États-Unis et l’Occident, dans un discours très dur à la conférence de la sécurité de Munich, de vouloir imposer au monde un « modèle unipolaire ». En 2011-2012, il a accusé les Américains, et en particulier Hillary Clinton, alors secrétaire d’État sous Barack Obama, d’avoir orchestré ce mouvement massif de protestation dans les grandes villes de Russie contre la fraude électorale. Son ressentiment à l’égard de l’Occident est antérieur à la crise libyenne, qui l’a accentué.

Pensez-vous que dès le départ Vladimir Poutine voulait recréer la grande Russie ? La guerre du Kosovo, la mise en place d’un système de défense antimissile et l’élargissement de l’OTAN – contre lequel de nombreux géopolitologues américains se sont élevés – n’ont pas joué un rôle dans le raidissement de Moscou ?

L’ex-président polonais Aleksander Kwasniewski, un ancien responsable du parti communiste devenu ensuite social-démocrate, m’a raconté une très longue conversation qu’il a eue, en russe, avec Vladimir Poutine en 2002, lorsqu’ils étaient tous deux présidents – et Poutine depuis seulement deux ans. Poutine lui a dit qu’il voulait « reconstruire la grande Russie – Velikaïa Rossiya », utilisant l’expression tsariste. En bon connaisseur de l’histoire russe, Kwasniewski a parfaitement compris ce que signifiait « cette approche impérialiste », selon sa propre expression. À partir de là, oui, toutes les actions de l’Occident allant à l’encontre de cette approche contribuaient au raidissement de Moscou. La guerre au Kosovo est aussi un grief régulièrement cité par le Kremlin.

S’agissant de l’élargissement de l’OTAN, il était impensable de refuser cette protection à des pays comme la Pologne ou les Baltes qui la demandaient en raison de leur histoire. Mais cet élargissement n’a pas été illimité : en 2008, au sommet de Bucarest, une majorité de pays de l’OTAN, emmenés par Berlin et Paris, ont fait échec à la tentative de George W. Bush d’intégrer l’Ukraine et la Géorgie dans l’Alliance atlantique, par crainte de provoquer Moscou. Quelques mois plus tard, la Russie a envahi la Géorgie.

Pensez-vous qu’un tournant historique a été manqué lorsque l’avion du président Lech Kaczynski, à destination de Katyn, s’est écrasé ?

On ne le saura jamais. Le fait est que l’année précédente, en 2009, un début de réchauffement s’était opéré entre la Pologne et la Russie lorsque Donald Tusk, alors Premier ministre, avait invité Vladimir Poutine, lui aussi Premier ministre à ce moment-là, à Gdansk pour les cérémonies de commémoration du début de la Seconde guerre mondiale à Westerplatte, le 1er septembre 1939. Dans son discours, Poutine avait condamné le pacte germano-soviétique comme « moralement inacceptable », ce qui avait été considéré comme une ouverture à l’égard de la Pologne. Dans la foulée, l’année suivante, le 7 avril 2010, Poutine et Tusk se sont rendus ensemble à Katyn, la forêt où furent massacrés plus de 20 000 officiers polonais par le NKVD en 1940 – massacre nié par l’Union soviétique jusqu’à la période Gorbatchev. Trois jours plus tard, le terrible accident d’avion qui a coûté la vie au président Lech Kaczynski et à toute sa délégation qui se rendaient à leur tour à Katyn a tué dans l’œuf cette tentative de rapprochement – et donné naissance à toutes sortes de théories du complot.

Mais le passif dans les relations polono-russes était si lourd qu’il n’est pas sûr que ce rapprochement aurait abouti, même sans accident d’avion. Vladimir Poutine a, depuis, abandonné cette lecture du pacte Molotov-Ribbentrop, qu’il a justifié.

 

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