« Faut-il avoir peur du wokisme ? » – 4 questions à Romuald Sciora

Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Faut-il avoir peur du wokisme ? Comprendre la philosophie woke aux éditions Armand Colin.

Comment définir le « wokisme » ?

Le terme « wokisme » trouve son origine dans l’expression anglaise « être woke », dérivée du verbe « wake » signifiant éveiller. Être « woke » équivaut donc à être éveillé et conscient des injustices. Cette notion, qui a émergé à la fin du XIXe siècle comme une quête d’autonomie, a évolué avec le mouvement des droits civiques aux États-Unis pour devenir une attitude politique marquée par la vigilance contre les discriminations.

Initialement vague, le concept de wokisme a commencé à prendre une forme cohérente au cours des années 2000 et surtout 2010. À ce moment précis de l’histoire, plusieurs grandes théories wokes ont convergé, ce qui n’a pas été un hasard. Par exemple, la théorie critique de la race et celle du genre ont atteint leur apogée simultanément en raison de dynamiques sociétales anciennes, tout comme les révolutions américaine et française découlaient des idéaux des Lumières, qui eux-mêmes étaient issus de l’humanisme de la Renaissance.

Le wokisme représente donc aujourd’hui un mouvement cohérent visant à offrir un nouvel éclairage sur le monde et à devenir une véritable philosophie. En examinant de près celui-ci et au contraire de ce que peuvent dire ses détracteurs, on peut constater qu’il s’inspire des idéaux des Lumières, période où les philosophes du XVIIIe siècle ont introduit le concept révolutionnaire de l’universalisme. Selon cette idée, dans la société future, tous les individus devaient être considérés égaux, indépendamment de leur couleur de peau ou de leur origine.

La théorie critique de la race, pour ne citer qu’elle, ne fait que creuser et élargir ce concept : avant les Lumières, si tu es différent de moi, tu m’es donc inférieur ; après les Lumières, même si tu es différent de moi, tu es mon égal ; avec le wokisme, tu es mon égal, enrichis- moi de tes différences et enseignes-moi leur histoire afin que j’apprenne à les respecter et à les aimer. Puis, pardonne-moi pour autrefois.

Quel que soit le terme précis utilisé pour le définir, le wokisme, comme expliqué dans mon livre, représente selon moi l’un des derniers grands mouvements d’idées et d’émancipation produits par la civilisation occidentale, À son échelle, il s’inscrit dans la lignée des écoles philosophiques grecques, du christianisme des premiers siècles, de la Renaissance, des Lumières, du marxisme et de l’existentialisme.

 Ce mouvement n’a-t-il pas suscité des excès ?

Si, bien sûr. À commencer par l’horrible cancel culture qui, non satisfaite d’effacer l’adversaire, aime aussi à condamner sans jugement. Celle-ci est le ver dans la pomme du wokisme.

Ainsi que je l’ai écrit, « annuler » quelqu’un, comme l’encourage cette pratique archaïque, revient à emprunter le chemin des Jacobins les plus extrémistes et des Bolcheviks, et nous savons tous où cela a conduit : vers le totalitarisme. Le harcèlement en ligne ou ailleurs d’une personne que l’on trouve odieuse, qui peut entraîner parfois la perte de son emploi ou de sa dignité, voire son exclusion des médias, peut sembler tentant à certains. Cependant, il est essentiel de résister à cette tentation.

Nous pourrions citer d’autres exemples d’excès générés par le wokisme comme celui qui consiste à faire des mâles blancs hétérosexuels les nouveaux parias, mais n’oublions pas que toutes les révolutions, qu’elles soient politiques ou sociétales, ont produit dans un premier temps de nombreux excès. Rappelons-nous la révolution sexuelle qui n’est pas si éloignée et dont les outrances ont fini par s’estomper.

 Dans l’ensemble, ce mouvement est-il positif ou non ?

 Comment peut-on encore douter de l’impact positif de celui-ci ? La vague woke n’a-t-elle pas avec #MeToo permis la libération de la parole des femmes ? N’a-t-elle pas, avec entre autres l’aide de Black Lives Matter, permis de prendre conscience du racisme systémique qui sévit toujours aux États-Unis ainsi que dans de nombreux pays ? La théorie critique de la race n’a-t-elle pas rendu possible l’affranchissement et l’auto-détermination du genre ? Et c’est sans parler de l’avancée extraordinaire qu’a été le mariage gay. Considéré dans les années 90 comme une lubie, il est aujourd’hui entré dans les mœurs et presque plus personne en France n’en conteste la légitimité.

Quels sont les adversaires du wokisme ?

Aux États-Unis, la droite religieuse est aux avant-gardes du combat contre le wokisme. En France, ses plus virulents adversaires sont très souvent des intellectuels se réclamant toujours de la gauche, mais qui de fait s’alignent sur les courants de pensées les plus réactionnaires. Ils refusent obstinément de faire la moindre distinction entre les différentes idées wokes et les jettent d’emblée dans le même panier. Michel Onfray a encore récemment traité « d’allumés » l’ensemble de ceux qui militent ou défendent celles-ci, Pascal Bruckner parle de « délire », Alain Finkielkraut proclame que « le wokisme est un véritable vandalisme » et Raphaël Enthoven écrit des sottises telle que « le wokisme est un racisme ».

Mais ce ne sont pas toujours les anciens gauchistes devenus de droite ou les partis conservateurs de nos contrées qui ferraillent le plus férocement contre le wokisme, mais bien les régimes autoritaires russes et chinois, ainsi que leurs « coreligionnaires » en autoritarisme à travers le monde.

Vladimir Poutine pour qui « le wokisme est une maladie infantile de la modernité » et qui aime à présenter la Russie comme la dernière grande puissance conservatrice garante des valeurs morales, a déclaré en 2022 qu’au-delà de l’Ukraine, c’était « l’Occident décadent et ses idées contre nature » que son pays affrontait dans « une grande guerre pour la civilisation. » Les dirigeants chinois ont quant à eux assuré vouloir épargner à leur population « les fléaux de l’homosexualité et de la théorie du genre ».

Nous devrions donc nous réjouir que notre Occident fatigué, et presque en fin de course, puisse encore produire des idées qui font trembler les ennemis des droits et des libertés.

 

Cet entretien est aussi disponible sur le site de l’IRIS et sur MédiapartLeClub.