« D’une guerre à l’autre » – 4 questions à Chloé Ridel

Directrice adjointe de l’Institut Rousseau, chargée des questions européennes au sein du conseil scientifique de l’institut, Chloé Ridel répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « D’une guerre à l’autre » aux éditions l’Aube.

 

Vous reprochez son égoïsme à l’Allemagne, pas plus fort que celui des autres nations, mais dont les conséquences sont plus déterminantes…

Depuis 20 ans, l’Allemagne s’est comportée comme un éléphant en écrasant les autres pour imposer ses priorités : la signature d’accords de libre-échange avec le monde entier pour soutenir son industrie exportatrice, la construction d’une dépendance au gaz russe, l’orthodoxie budgétaire, le refus d’une politique monétaire en soutien aux pays endettés….Elle n’a pas été plus égoïste que d’autres comme les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou le France sur certains sujets, mais son égoïsme a eu, compte tenu de sa puissance, des conséquences plus déterminantes. En bref, l’Allemagne s’est comportée comme un hégémon qui n’assume pas de leadership. L’hégémonie est égoïste et solitaire, le leadership implique la responsabilité et il a un effet stabilisant pour tous.

Il ne faut pas pour autant verser dans un ressentiment inutile vis-à-vis de l’Allemagne ou, pire, dans la germanophobie qu’une partie de la classe politique française arbore. Que la France fasse sa propre critique : elle a longtemps été bien incapable de faire valoir ses intérêts et ceux du sud de l’Europe. Les motivations de l’Allemagne ne sont pas belliqueuses. Elles sont guidées par la volonté de préserver un modèle de croissance qui est au cœur de son compromis national depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, tourné vers l’export, rétif à l’inflation, assis sur une monnaie forte. La politique allemande a été subordonnée à cet objectif, même si cela impliquait de transiger avec ses valeurs et même si plusieurs composantes de ce modèle entraient en conflit avec l’intérêt général européen.

Depuis le 24 février, le chancelier Scholz parle d’un « changement d’époque ». L’Allemagne a abandonné sa politique de « paix par le commerce » et sait que sa dépendance aux exportations vers la Chine est nocive, tout comme l’était sa dépendance au gaz russe. Scholz est face au défi historique de réinventer le modèle économique allemand pour le rendre compatible avec une Europe solidaire et forte. Mais souvent, le naturel revient au galop : l’Allemagne s’est récemment opposée à un plafonnement du prix du gaz importé, qui était pourtant demandé par 24 pays européens, dont la France, l’Italie, l’Espagne et la Pologne, et a préféré laisser filer les prix tout en subventionnant son industrie via un plan gigantesque de 200 milliards d’euros.

Selon vous, la guerre en Ukraine a fait faire à l’Europe un bond, car elle a montré la nécessité existentielle d’une Europe plus forte. Sera-t-elle pour autant plus autonome ?

Cette guerre n’est pas une « crise de plus » parmi la succession de celles que connait l’Europe depuis le début du XXIe siècle. C’est un moment de bascule. Elle a d’abord eu le mérite de jeter une lumière crue sur notre faiblesse. Nous n’avons pas été capables de prévenir ni d’empêcher l’invasion lancée par Vladimir Poutine. Il est tentant de dresser une métaphore entre la façon dont l’Europe s’est comportée depuis vingt ans face à la Russie et la façon dont elle s’est comportée vis-à-vis de son propre avenir : en ordre dispersé, multipliant les déclarations d’intention. Cette guerre nous force aussi à regarder le monde tel qu’il est : nous sommes relativement seuls, en dehors de « l’occident », pour défendre le modèle de civilisation européen, fondé notamment sur le respect du droit, des libertés individuelles, de la démocratie. Mais cette guerre a aussi révélé notre force. Nous nous réveillons d’un long sommeil géopolitique. Elle a montré que nous savions faire volte-face. Elle a renforcé un sentiment d’appartenance à une même communauté de destin. Elle n’a pas aboli les clivages de fond entre les nations, sur l’État de droit, la solidarité financière ou la politique migratoire, mais elle les a fait passer au second plan : l’Europe a su faire de son unité une priorité. De la même façon que la Seconde Guerre mondiale a été le point de départ d’une Europe pour la paix, le bouleversement tectonique de l’Ukraine pourrait être celui d’une Europe puissante capable de maîtriser son destin. Dans un univers de relations internationales multipolaire et déstabilisé par la surenchère d’affrontements entre la Chine et les États-Unis, et les impérialismes de toutes formes, la faiblesse de l’Europe est un facteur aggravant. Elle doit être puissante non pas pour alimenter les feux d’un monde au bord de l’embrasement, mais pour défendre son modèle, au service d’un ordre mondial pacifié et de l’écologie.

Pour cela, encore faut-il que nous soyons déjà capables d’assurer notre propre sécurité et notre approvisionnement en énergie décarbonée. Nous en sommes loin. En matière de défense, il y a effectivement un risque que cette guerre nous éloigne encore plus de la construction d’une défense européenne autonome, puisqu’elle a incontestablement ressuscité l’OTAN et montré que les États-Unis étaient bien plus crédibles que les Français comme défenseur et parapluie nucléaire pour l’Europe. Les États-Unis ont formé l’armée ukrainienne depuis 2014 et depuis le mois de février, ils ont dépensé 50 milliards de dollars pour l’aide militaire, financière, humanitaire. C’est deux fois plus que l’Europe entière. Comment, dans ces conditions, faire comprendre aux pays d’Europe centrale, mais aussi à l’Allemagne qu’ils doivent construire une défense européenne autonome donc sous parapluie nucléaire le français ? Pour l’instant, nos partenaires sont prêts à prendre le risque que notre sécurité soit fonction de ce que votent les électeurs américains…

Vladimir Poutine depuis 10 ans avait travaillé à faire exploser l’Europe. N’a-t-il pas obtenu le résultat inverse avec la guerre ?

Il a effectivement déclenché un sursaut d’unité et de lucidité. L’objectif stratégique de Vladimir Poutine a toujours été de faire imploser l’Europe, car il ne peut pas se permettre d’avoir à ses frontières une civilisation qui, par ses libertés, son mode de vie, exerce une telle attractivité sur les pays qu’il considère comme son arrière-cour au sein du « monde russe ». Par le seul fait que nous existions en tant que peuples libres à ses frontières, nous sommes une menace pour Vladimir Poutine. Pas pour son peuple, mais pour son régime autoritaire. C’est pourquoi sa propagande est entièrement dirigée sur la critique d’une Europe décadente, rongée par le multiculturalisme, l’immigration, l’homosexualité et « l’idéologie du genre ». Malheureusement, nous avons de nombreuses forces politiques qui, sur le sol européen, relayent cette propagande et qui ont d’ailleurs longtemps détourné nos regards de la menace que représentait Vladimir Poutine. Ces forces, les droites identitaires, sont loin d’être défaites, en témoignent les récentes élections en Suède et en Italie.

Vous évoquez deux conceptions différentes de l’Europe qui apparaissent avec cette guerre, l’une identitaire et l’autre politique…

L’idée « identitaire » de l’Europe est apparue bien avant cette guerre. C’est une vague qui monte depuis le début des années 2010, portée par Viktor Orban qui est un théoricien et un homme politique hors pair qui a su constituer un front européen des droites identitaires. Au cœur de cette offensive, un récit qui met en avant la civilisation européenne, décrite comme blanche et chrétienne, et qui répète ad nauseam que celle-ci est menacée par l’immigration et la « propagande LGBT » – comme Vladimir Poutine finalement.

Il faut comprendre que la passion pour l’identité qui anime les droites identitaires n’est plus concentrée que sur la nation – ce qui leur faisait promettre de quitter l’Union européenne – mais aussi désormais sur la civilisation, dont l’échelle est européenne. Récemment, Georgia Meloni concluait un discours en soutien à la candidature de Macarena Olona – du parti espagnol d’extrême droite VOX – aux élections régionales andalouses par ces mots : « Non aux bureaucrates de Bruxelles ! Et oui à notre civilisation ! ».

Pour protéger la civilisation européenne, il s’agirait pour Orban, Meloni ou encore Zemmour de transformer l’Union européenne en une autorité garante de l’identité culturelle et religieuse du continent. Au programme : immigration zéro, murs aux frontières financés par le budget européen (c’est d’ailleurs une demande que la Pologne a formulée à l’automne 2021), restriction du droit à l’avortement, stigmatisation des minorités sexuelles et religieuses.

Il ne faut pas laisser aux droites identitaires le monopole de définir ce qu’est la civilisation européenne, qui n’est ni une religion et encore moins une « race ». Une civilisation se définit comme « une manière de vivre en général ». Ce sont nos institutions démocratiques, nos libertés, nos systèmes de redistribution sociale, de régulation écologique…De notre manière de vivre, il faut tirer le meilleur et le revendiquer contre ceux qui l’affaiblissent au prétexte de la défendre.

Cet entretien est également disponible sur MediapartLeClub.