Les (mauvaises) leçons de la guerre russo-ukrainienne

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Cela fait plus de cinq semaines que la Russie s’est lancée dans la guerre contre l’Ukraine. Les bombardements et par conséquent le flot des réfugiés sont continus. Déjà quatre millions d’Ukrainiens ont dû fuir leur pays. C’est évidemment la population civile qui paye le plus fort tribut de cette guerre. Des négociations ont actuellement lieu entre la Russie et l’Ukraine, mais le cessez-le-feu et plus encore la paix se font attendre. D’ores et déjà, quelques leçons stratégiques peuvent être tirées de ce conflit. Certaines de ces leçons peuvent apparaître comme de fausses bonnes solutions.

De nombreux États, notamment occidentaux, ont annoncé une augmentation massive de leurs dépenses militaires. Les États-Unis viennent notamment d’annoncer un budget militaire de 773 milliards de dollars pour le prochain exercice, soit une augmentation de plus de 4% en un an que Joe Biden, pourtant initialement partisan de la réduction des budgets militaires, s’est empressé de faire voter au Congrès. Rappelons que jusqu’en 2001, le budget militaire américain était de 280 milliards de dollars. On mesure ainsi l’ampleur de l’augmentation des dépenses militaires américaines sur les deux dernières décennies dernières années. Il n’est pas certain que cela conduise à plus de sécurité. Les autres pays occidentaux ont également décidé de suivre cette voie pour atteindre un niveau de dépenses militaires équivalent à 2% du PIB. Pourtant, si les intentions agressives de la Russie sont indéniables, ses capacités le sont moins. La Russie a bombardé l’Ukraine et détruit de nombreuses infrastructures, mais elle rencontre désormais de nombreux échecs sur le terrain et est contrainte de revoir ses ambitions à la baisse. Il n’est donc pas certain qu’elle ait les moyens de s’attaquer à un pays de l’OTAN, y compris avant que ces derniers ne décident de moderniser leurs arsenaux de défense. Il est possible que les chefs d’état-major des pays occidentaux se plaignent des mauvais équipements qui sont à leur disposition. Mais ceux de l’Ukraine sont certainement dans un état plus déplorable que le matériel européen, et la Russie a néanmoins du mal à s’imposer. Il semble finalement que le complexe militaro-industriel soit un des bénéficiaires de cette crise, un complexe que dès 1961 Eisenhower dénonçait – le général Eisenhower était pourtant bien loin d’être un pacifiste. Toujours plus d’argent pour l’armement, mais pas de réflexion globale sur la réalité de la menace et les moyens réellement efficaces pour la contrer.

Deuxième leçon qu’il ne faudrait pas mettre en œuvre : l’idée d’intégrer l’Ukraine trop rapidement au sein de l’Union européenne. La réponse à apporter au martyr de l’Ukraine est-elle de la faire adhérer rapidement à l’UE ? Il s’agit là d’une étonnante proposition. Aucun pays n’a jamais adhéré « rapidement » à l’Union européenne. Le processus d’adhésion et de négociations préalables dure des années. Ensuite, il convient de faire preuve de réalisme quant à la situation économique de l’Ukraine qui ne répond pas aux exigences de l’UE. L’intégration serait un choc terrible pour l’économie ukrainienne. L’Espagne ou le Portugal, dont la situation économique était moins éloignée de celles des autres pays européens, ont mis 12 ans pour adhérer et atteindre les exigences de l’UE en termes économiques. L’adhésion rapide que demandent certains dans l’émotion n’est certainement pas la solution. Soyons clairs, malgré toute la solidarité nécessaire et essentielle à l’égard des Ukrainiens et de l’Ukraine, si l’économie et le PIB de l’Ukraine se trouvent aujourd’hui (et bien avant la guerre) dans une situation plus dégradée qu’en 1991, si le PIB par habitant n’y est que de 3 000 dollars, ce n’est pas du fait de la Russie. L’Ukraine a souffert du comportement de ses dirigeants, qu’ils soient pro-russes ou pro-occidentaux. Les oligarques se sont tous enrichis au détriment de la population et du pays. Lorsque l’effort de reconstruction de l’Ukraine viendra, il faudra faire preuve d’une nécessaire vigilance quant aux sommes que l’Union européenne sera amenée à verser afin qu’elles bénéficient réellement à la population et qu’elles n’aillent pas directement dans les poches des oligarques. Il conviendra de s’attaquer en profondeur à la corruption qui sévit dans le pays.

A la fin du conflit, il faudra aussi résister à la tentation de punir la Russie de manière démesurée. Si prendre des sanctions contre Vladimir Poutine et contre le régime est une évidence, sanctionner tout un pays durablement risque de nourrir un esprit de revanche. C’est cet esprit de revanche qui a amené au raidissement russe. Si on ne peut pas laisser impunis les crimes de guerres auxquelles Vladimir Poutine se livre, il ne faut pas faire l’erreur de confondre son régime et la Russie. Il ne faut donc pas faire peser une responsabilité collective sur le peuple russe.

Bien sûr, un changement de régime à la tête de la Russie est souhaitable, mais contrairement aux déclarations de Joe Biden, ce n’est pas à l’Occident d’appeler à cela. C’est le rôle du peuple russe. Si les Occidentaux appellent au changement de régime, ils ne feront que rentrer dans le jeu de Vladimir Poutine qui dénonce un complot occidental contre la Russie. Les pays occidentaux risqueraient également de s’éloigner de la plupart des pays non occidentaux. Or il ne faut pas que la réponse à Vladimir Poutine soit purement occidentale. On constate déjà que beaucoup de pays en dehors du monde occidental n’ont pas pris de sanctions contre la Russie et ne veulent pas d’un monde qui serait entièrement dominé par l’Occident. Le combat des Occidentaux contre le régime de Vladimir Poutine doit être un combat pour le respect du droit international, mais il ne doit pas apparaître comme le combat pour le triomphe des valeurs occidentales. Ce sont deux concepts bien différents. L’Occident peut être fier de ses valeurs, mais il ne faut qu’il tente de les exporter, encore moins par la contrainte.

Par ailleurs, si les rangs de l’OTAN se sont resserrés au cours de cette crise, il ne faudrait pas que la diversité au sein de l’organisation disparaisse et que l’appartenance à l’OTAN se traduise par un alignement pur et simple sur la politique américaine qui – et c’est ce dont témoignent les récentes déclarations de Biden – ne nous mettrait pas à l’abri d’erreurs d’appréciation.

Il y aura sans aucun doute une grande recomposition stratégique à l’issue de ce conflit. L’erreur majeure serait de créer un nouveau clivage et il est clair, par la voix de Biden, que c’est là l’agenda américain. Le président des États-Unis avait dès son arrivée au pouvoir dénoncé l’axe des pays autoritaires contre lequel il voulait mettre en œuvre un axe des régimes démocratiques. Il est essentiel, et c’est là la mission des pays européens, d’éviter de créer un nouveau clivage idéologique et une nouvelle division du monde en deux blocs antagonistes, d’autant qu’à se lancer dans une telle entreprise, les pays occidentaux risquent fortement de ne pas être suivis par nombre de pays asiatiques, africains et latino-américains. Il faut rester méfiant s’agissant des prophéties autoréalisatrices : en dénonçant un axe des pays autoritaires, le risque est de contribuer à le renforcer et à le rendre indépassable. L’intérêt pour le monde occidental n’est pas de créer un clivage antagoniste qui vienne nourrir de nouveau la course aux armements. En 1987, Georgi Arbatov, l’un des conseillers de Gorbatchev, avait averti le monde occidental en déclarant : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’un ennemi ». Le monde occidental a depuis continué d’avoir des ennemis, mais il peut et doit éviter de les créer lui-même.

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