« Pour une neutralité active. De la Suisse à l’Europe. » – 4 questions à Micheline Calmy-Rey

 

Micheline Calmy-Rey a été professeure invitée au Global Studies Institute (GSI) de l’Université de Genève, conseillère d’État du canton de Genève et conseillère fédérale chargée du Département fédéral des affaires étrangères, présidente de la Confédération suisse et présidente du Conseil des ministres du Conseil de l’Europe. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Pour une neutralité active. De la Suisse à l’Europe. » préfacé par François Hollande et paru aux éditions Savoir Suisse.

Vous rappelez que la neutralité n’exclut pas le recours à la force…

Un État neutre a le devoir de défendre son territoire et donc d’entretenir une armée crédible. Ce à quoi il renonce, c’est à l’usage agressif de la force, c’est-à-dire à sa participation à des conflits interétatiques. Cela n’exclut pas le recours à la force militaire pour défendre ses intérêts. Aujourd’hui, quasi tous les États sont membres des Nations Unies et adhèrent à son système de sécurité collective, y compris aux sanctions militaires décidées par le Conseil de sécurité. C’est aussi le cas de la Suède et de l’Autriche, pays neutres, qui sont membres de l’Union européenne.

Aux Nations unies, la France s’est particulièrement mobilisée pour obtenir le vote de plusieurs résolutions, dont la résolution 2100, le 25 avril 2013, qui a permis la création de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation du Mali (MINUSMA). L’activité militaire de la France au Sahel bénéficie de résolutions des Nations unies et ne doit pas être considérée comme faisant l’objet d’une guerre, mais bien comme une opération de police menée au nom de la communauté internationale pour rétablir l’ordre et la sécurité. Si le Conseil de Sécurité autorise une intervention militaire, il agit par conséquent au nom de la communauté internationale. C’est précisément ce qui fait la différence essentielle avec le conflit interétatique classique auquel l’État neutre à interdiction de prendre part. La neutralité n’empêche pas une participation robuste au système de sécurité collective des Nations Unies. Une Union européenne neutre ne se fermerait pas au monde ; ses soldats ne seraient pas forcément cantonnés à l’intérieur des frontières européennes. Les Européens se comprendraient comme formant un système de sécurité collective propre, subsidiaire à celui des Nations Unies.

Vous pensez que la neutralité pour l’Europe pourra lui permettre à la fois autonomie et participation aux affaires mondiales…

La neutralité active est en effet un concept intéressant pour l’Europe, car elle implique à la fois l’autonomie et la participation.

Dire neutralité n’est pas dire isolationnisme. Le concept a évolué au cours des temps et s’est adapté pour répondre aux risques globaux auxquels nous sommes confrontés (changement climatique, pandémies, terrorisme…). Il se fonde sur le respect du droit international, la défense de la paix et de la sécurité dans le monde. Il est au service du multilatéralisme. À l’origine, concept de renoncement, la neutralité revêt aujourd’hui un habit d’impartialité, celle de la neutralité d’un juge appliquant le droit. La neutralité s’adosse à un corpus de valeurs.

Concrètement : soit les États européens acceptent de transférer leurs compétences à une autorité supérieure (ce qui est peu probable), soit les États européens décident de se mettre d’accord sur des politiques communes – des politiques communes qui apportent l’unité, la cohésion interne et un profil reconnaissable sur la scène internationale.

Le préambule de la Loi fondamentale allemande oblige l’Allemagne à œuvrer pour la paix dans une Europe unie, et son choix en matière de sécurité est donc limité : soit l’Allemagne préserve le statu quo, soit elle soutient pleinement l’évolution vers une entité européenne neutre dotée d’une force de dissuasion militaire européenne. Dans ce contexte, la neutralité, dans mon esprit synonyme d’autonomie stratégique, pourrait être une option sérieuse pour l’Europe. En revendiquant une politique de neutralité armée, l’Europe ne trahirait pas ses engagements actuels. Par bien des aspects, la politique de l‘UE ressemble à celle d’un pays neutre. Enjeux consensuels, échanges commerciaux, politique de paix et droits humains sont privilégiés. Il est en effet difficile de dégager un intérêt géostratégique commun aux différents États membres. Il suffit de penser aux différences de positionnement à l’égard de la Russie. S’arrimer au multilatéralisme et au droit international lui permettrait de réconcilier politique de puissance (une défense unifiée crédible) et politique de paix (un engagement non agressif au service de la communauté internationale).

Vous plaidez pour une Europe neutre entre les blocs de la Chine et des États-Unis

L’adoption d’une neutralité active se déploie au-delà des processus de paix difficiles et s’étend à des préoccupations comme la protection de l’environnement, le terrorisme ou la lutte contre la corruption. À côté d’apports opérationnels, et plus qu’elle ne le fait aujourd’hui, l’Europe aurait la capacité de contourner les blocs existants afin de réunir des alliances originales avec des groupes d’États transrégionaux.

Aujourd’hui, les Européens pèsent peu entre les États-Unis et la Chine. La France entretient avec la Chine des relations moins confrontationelles que celles des États-Unis. Or, dans le réalignement mondial des forces à l’aune de l’affrontement entre États-Unis et Chine, la troisième voie française est rejetée par Washington et pas forcément partagée par tous les États européens. L’alliance militaire conclue par les États-Unis, l’Australie et la Grande-Bretagne pour contrer l’ascension de la Chine dans le Pacifique, outre le peu de considération pour l’influence française, signifie que l’objectif chinois est prioritaire pour les États-Unis, pas une relation plus équilibrée avec l’Europe, pas le multilatéralisme. Elle démontre aussi l’importance pour ne pas dire la nécessité d’une stratégie de politique extérieure et de sécurité européenne portée par un consensus de tous les États membres. Donc forcément pour une autonomie stratégique pour ne pas dire pour une politique de neutralité.

Vous plaidez pour que l’Europe devienne neutre. Cela implique la sortie de l’OTAN. Est-ce réaliste ?

La question de la participation d’un neutre à l’OTAN est une question délicate. L’OTAN est une alliance militaire dont le principe de défense est consacré par l’article 5 du traité de Washington qui pose qu’une attaque contre un membre soit considérée comme une attaque contre soi-même et implique par conséquent une solidarité automatique, théoriquement incompatible avec la neutralité. Par ailleurs, la défense européenne est regardée par certains États européens comme un projet concurrent de l’OTAN. Et je constate que la France a une tradition d’indépendance et a depuis De Gaulle un œil critique envers l’OTAN, et ce malgré le fait que ces dernières années, elle s’est révélée une partenaire loyale.

Cela étant, la future stratégie de l’OTAN prévue pour 2022 pourra certainement éclairer sur le point de savoir si cette dernière étendra son domaine d’action au-delà de la protection du périmètre européen. Car la solidarité automatique, prévue par le traité, exercée par les États-Unis en faveur d’un pays européen qui par hypothèse serait attaqué par un État tiers serait certainement moins problématique au regard de la neutralité que la même automaticité exercée par l’Europe en faveur des États-Unis confrontés à la Chine par exemple. En tout état de cause, une autonomie stratégique de l’Union ne serait pas incompatible avec le lien transatlantique, mais plutôt une de ses préconditions. Seule une Europe plus autonome et plus forte peut travailler efficacement avec les États-Unis de manière à renforcer le multilatéralisme. La neutralité ne fait pas obstacle à l’interopérabilité.

La neutralité n’est pas un but en soi : c’est un instrument de défense des intérêts mis au service de la politique étrangère. Elle ne fait aucunement écran à des relations étroites avec des partenaires jugés stratégiques, non plus qu’à des opérations de maintien ou de rétablissement de la paix.

 

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