« Les Essentiels de la République : comment la Covid-19 a changé la consommation des Français » – 4 questions à Michel-Edouard Leclerc

Michel-Edouard Leclerc est Président du comité stratégique du Mouvement E. Leclerc et membre du Conseil d’administration de l’IRIS. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage (coécrit avec Alexandre Tuaillon) « Les Essentiels de la République : comment la Covid-19 a changé la consommation des Français » aux éditions L’Observatoire.

 

Vous pensez que le commerce est tenu en piètre estime par les élites

Oui, et ce n’est pas nouveau. Il y a en France un mépris social très partagé pour nos métiers, comme il y a un mépris politique et intellectuel pour l’activité du commerce en général. Pour beaucoup, les commerçants n’ont aucune valeur ajoutée, ce sont juste des ponctionneurs de marge. Comme si les théories du marketing, les stratégies de merchandising, la publicité… ne relevaient pas d’une approche construite et structurée, qui n’a pas à rougir de son apport aux sciences humaines et économiques… Même les écoles de commerce cherchent à se détacher de cette étiquette en se faisant appeler « business school » voire « écoles de management », car c’est plus chic  (et je le dis d’autant plus librement que je suis moi-même président d’une super école de commerce, Neoma…Business School !).

Nos élites sont fascinées par les ingénieurs, pas par les vendeurs. Je me souviens d’une conversation à la fin des années 1980 avec Serge Dassault qui critiquait mon métier. Je lui avais répondu que s’il avait des problèmes pour exporter son Rafale, c’est peut-être qu’il était entouré de trop d’ingénieurs et pas assez de commerçants. Ça l’avait fait rire et il avait reconnu que la question méritait d’être posée !

Sur les masques, les vaccins, la distribution a-t-elle aussi joué un rôle majeur et pensez-vous souvent plus efficace que l’État ?

Sur les vaccins, on n’a rien fait car on est vraiment sur un territoire de souveraineté très sensible de l’État. On aurait certes pu mettre nos expertises logistiques et nos installations pour rendre service (on a un magasin en Corse, à Baleone, qui est devenu un « vaccinodrome »), mais à partir du moment où la stratégie du gouvernement français était une vaccination ciblée, nos compétences n’ont pas été sollicitées. Don’t act.

Pour les masques par contre, oui on a tous été très réactifs. On nous a longtemps interdit d’aller en chercher en Chine pendant le début de l’épidémie. Il ne fallait pas concurrencer l’État qui avait décidé de donner la priorité aux personnels soignants. On a respecté les consignes. Mais avec le déconfinement, l’État s’est vite aperçu que la vente de masques via les seules officines de pharmacie ne pourrait pas suffire à équiper tous les Français. On a été appelé (tardivement) à la rescousse, mais en quelques semaines on a pu commander des centaines de millions de masques, et proposer des prix plus attractifs. Le Sénat dans le rapport de sa commission d’enquête sur la gestion de la pandémie a d’ailleurs salué notre efficacité.

Aujourd’hui, on est prêt à rééditer l’exploit si on nous autorisait à commercialiser des autotests. Mais l’Etat semble là encore prisonnier d’une approche corporatiste en réservant la vente aux seules officines. Médecins et épidémiologistes disent pourtant qu’il faut développer les tests autant que possible. Pourquoi dès lors l’État en restreint-il l’accès ?  Quand je vois (comme ce matin) que des autotests sont vendus 30€ dans une pharmacie, alors qu’ils sont à moins de 5€ dans les rayons de supermarchés de nos homologues de Rewe en Allemagne, ça me désole…

Comment expliquez-vous les nombreuses campagnes de désinformation que vous avez subi et que vous racontez dans le livre ?

C’est hélas le travers des réseaux sociaux. En échange de la formidable liberté d’expression qu’ils permettent, ils sont aussi des canaux de diffusion de fake news et de propagation d’une paranoïa complotiste, d’ailleurs parfois fascinante. C’est le paradoxe de ces réseaux où l’on peut parler avec le monde entier, mais où par principe on se rattache à des communautés fermées, où l’on se chauffe mutuellement, où chacun monte dans les tours et entraine son voisin… Bien sûr, je ne suis pas dupe, il y a peut-être eu des polémiques montées de toutes pièces par des puissances malveillantes, pour nuire à une marque ou à un État. Mais bien souvent quand même, ce sont des incidents qui ont démarré à l’échelle d’un individu qui a fait une mauvaise expérience un jour quelque part et qui, à la faveur de « retweets » ou de « reposts », vont connaître soudainement une audience incroyable. Nous sommes dans une société où une erreur dans un lieu se transforme facilement en une erreur de tout un secteur professionnel… C’est dur à accepter, c’est souvent ressenti de manière injuste, mais c’est la contrepartie négative de la non-censure.

En quoi la crise du Covid-19 a-t-elle accéléré les mutations en cours ?

Pour ce qui est du commerce, le Covid a déjà accéléré la digitalisation de tout le secteur : approvisionnement, logistique, relation-client… On estime que chez E. Leclerc, on aura atteint en 4 mois les objectifs de digitalisation qu’on s’était fixés dans 4 ans. Le saut est considérable. Tout le monde y passe, il n’y a plus les jeunes contre les vieux, les petits contre les grands commerces, les fast foods contre les restaurants familiaux…. Toute l’économie s’est « plateformisée ». Regardez combien de Français se sont convertis à « Doctolib » pour la vaccination ou la consultation par visio ! Au plan alimentaire, le Covid a accentué la demande de plus grande traçabilité des produits, des origines… prenez le Nutriscore, cette notation apposée sur les produits alimentaires, qui évalue leurs apports nutritionnels : ça faisait encore débat en France l’an dernier, aujourd’hui les industriels l’acceptent. Les Allemands sont en train de le déployer à leur tour, et la Commission européenne réfléchit même à le rendre obligatoire sur tout le territoire de l’UE. Le Covid n’aura pas réellement « créé » des pratiques nouvelles, mais celles qui étaient encore en gestation ou à l’état d’expérimentation l’an dernier sont déjà devenues des réalités un an après le début de la pandémie.

 

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