[La Croix] Le Covid-19, grand virage du monde

La crise du Covid-19 aura-t-elle constitué un virage stratégique majeur qui nous fait rentrer dans un monde radicalement différent de celui qui existait encore fin 2019 ? Le monde entier a été saisi de stupeur d’être stoppé brutalement, lui qui était toujours en mouvement. Les avions ont été cloués au sol. Les frontières se sont redressées de façon hermétique. L’illusion d’un avenir toujours meilleur et d’un monde toujours plus prospère a brutalement pris fin.

En réalité, au-delà du choc sanitaire et psychologique, aucune tendance géopolitique structurelle nouvelle n’a surgi du néant. Mais nombre d’entre elles ont été intensifiées au point, pour certaines, de devenir irréversibles et pour les plus discrètes d’éclater au grand jour.

On a tout d’abord assisté à une crise du multilatéralisme : jamais l’écart entre la réalité de la globalisation – une crise qui atteint le monde entier en moins de quatre mois – et les limites de la gestion collective du monde n’a été aussi apparent. Trop d’acteurs ont davantage cherché à trouver des responsables extérieurs que des remèdes aux souffrances de leurs populations. Or, dans un monde globalisé, le multilatéralisme n’est pas une option, c’est une obligation.

La rivalité sino-américaine existait déjà avant la crise, mais elle est devenue un antagonisme irréductible. Elle sera le fait géopolitique structurel le plus important des années qui viennent. Donald Trump a vu le Covid-19 ruiner ses espoirs de réélection dans un fauteuil, il a trouvé un bouc émissaire : la Chine. L’économie chinoise représentait 10 % du PIB américain en 2001 lorsqu’elle a adhéré à l’OMC. Elle en représente 65 % désormais. L’URSS, du temps de la guerre froide, n’a jamais dépassé 40 % du PIB américain.

Une éventuelle élection de Joe Biden le 3 novembre ne changerait pas les choses sur ce point. En effet, le seul point de la politique extérieure de Donald Trump qui soit approuvé par les démocrates est bien la volonté de contrer l’ascension chinoise. Depuis 1945, les États-Unis ont toujours été la première puissance mondiale. Ils sont tellement habitués à cette situation hégémonique que cela leur paraît naturel. Ils sont tellement persuadés qu’ils ont une destinée manifeste que cela leur paraît légitime. Ils sont convaincus qu’ils sont la seule nation indispensable, pour reprendre la formule de Bill Clinton.

Dès lors, l’idée d’être dépassés, de surcroît par une nation communiste et asiatique, leur est insupportable et constitue une source de profonde angoisse. Or la Chine ne va pas renoncer à sa croissance. Même si elle est née chez elle, la crise liée à la pandémie de Covid-19 va moins la toucher économiquement que les États-Unis. On estime même que le rattrapage, initialement prévu pour 2040, devrait avoir lieu à l’horizon 2030.

La bonne nouvelle, c’est qu’on assiste peut-être à un moment européen. L’Europe a brisé des tabous auxquels elle n’avait pas su renoncer lors de la crise de 2008, à savoir la mutualisation de la dette. Un couple franco-allemand revigoré, une Allemagne qui a compris que son intérêt passait aussi par la bonne santé de ses voisins, une Commission qui affirme sa vocation géopolitique : les choses bougent, même si cela reste à confirmer.

En considérant les immenses défis posés par des États-Unis, qui ont du mal à avoir une diplomatie multilatérale – avec ou sans Donald Trump – et la montée en puissance de la Chine, qui ne s’accompagne pas toujours du respect des intérêts des autres nations, l’Europe a un rôle à jouer.