[L’Echo] « Sur l’Iran, les Européens sont restés des somnambules stratégiques »

En éliminant un haut cadre militaire iranien sans subir en retour de pertes américaines, Donald Trump a sans doute flatté son électorat, mais les États-Unis sortent-ils gagnants de cet épisode sur le plan stratégique ?

Trump sort gagnant sur le plan politique à court terme, mais les États-Unis ne sont pas gagnants sur le plan stratégique. Le scénario le plus probable est que cela fragilise leur présence en Irak: elle y était déjà contestée, elle l’est nettement plus encore aujourd’hui. On pourrait s’apercevoir que les États-Unis ont dépensé des centaines de millions de dollars et perdu 5.000 vies humaines pour pousser l’Irak dans les bras de l’Iran. L’Iran dont le régime, qui est l’ennemi de Trump, a par ailleurs été renforcé par cet épisode.

On avait il y a quelques semaines des dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Téhéran contre le régime, à présent on a vu des millions d’Iraniens venir en soutien du régime. Malheureusement, les durs ont été renforcés et les modérés, qui sont pour le dialogue avec l’Occident, très naturellement ont été affaiblis.

Dernière question qui se pose: il faudra voir si tout ceci ne va pas conduire les Iraniens à accélérer leur programme nucléaire puisqu’ils peuvent se dire que la seule façon d’être en sécurité est d’avoir l’arme nucléaire et que leurs efforts pour y renoncer n’ont pas été payés en retour.

Donc, on voit que les intérêts américains sur le long terme ont été affaiblis. Il y a une perte de la crédibilité américaine sur le plan stratégique. Il faudra voir si la conséquence de cette perte de statut sera rapidement visible ou si ça sera une mèche à combustion lente qu’on ne verra qu’après l’élection présidentielle américaine, en novembre.

Côté iranien, la séquence a resserré les rangs autour d’un régime fragilisé, mais c’est un gain de court terme pour Téhéran. Doit-on s’attendre à ce que, pour nourrir cette unité nationale, le régime fasse des pas supplémentaires dans le redéveloppement de son programme nucléaire ?

S’ils le font, ça ne sera pas pour satisfaire la population, mais pour assurer la sécurité du régime. La question qu’ils se posent c’est: est-ce qu’aller vers le nucléaire nous met en danger – d’une réaction militaire plus importante de la part des Américains – ou nous garantit une sécurité puisque plus personne ne nous attaquera.

Mais c’est vrai: le soutien que le régime iranien a n’est pas éternel. Les restrictions, les difficultés économiques, les reproches faits par la population de plus s’occuper de la Syrie que de son peuple vont ressurgir. Pour l’heure, il y a un moment d’unité nationale par rapport à la violation de la souveraineté de l’Iran, qui a sans doute été renforcé par la menace de Trump de détruire des sites culturels. Mais ce type d’unanimisme dans un pays en crise ne dure jamais longtemps.

Le président du Conseil européen Charles Michel a parlé au président iranien Hassan Rohani jeudi, plaidant pour la retenue et le maintien de l’accord nucléaire. Les Européens peuvent-ils avoir une influence significative à Téhéran ?

Charles Michel peut les appeler à la modération, mais il n’a aucune incitation en échange. C’est bien que les Européens puissent parler aux uns et aux autres, mais ils n’ont aucune influence sur Trump. Ils en ont d’autant moins que quoi que fasse Trump ils se disent néanmoins d’accord avec lui.

Qu’est-ce que les Européens ont à offrir à l’Iran, à qui ils ont eux-mêmes arrêté d’acheter du pétrole, pour qu’il ne reprenne pas son programme nucléaire? Si l’Iran ne le reprend pas, ça ne sera pas par l’effet d’une médiation européenne, mais par un calcul de ses propres intérêts. Les Iraniens peuvent dire: nous, on a renoncé à l’arme nucléaire pour obtenir la levée des sanctions, et les sanctions ont été durcies.

En signant l’accord de Vienne du 14 juillet 2015, le calcul de Hassan Rohani pour gagner la bataille interne contre les gardiens de la révolution – et contre Soleimani, qui était hostile à l’accord – était de dire: si je peux offrir à ma population une amélioration économique, on verra bien que la voie de la négociation est préférable à celle de la confrontation, donc je serai renforcé. Rohani a en fait été affaibli et aujourd’hui sa popularité est extrêmement faible parce que les Iraniens lui reprochent d’avoir signé un marché de dupes.

Cette crise n’aura donc pas permis de voir poindre cette Europe « géopolitique », dont la nouvelle commission annonce l’avènement ?

Dans cet épisode, on a vu son absence. On a demandé à celui qui avait été attaqué de modérer son comportement et on a proclamé notre solidarité avec celui qui avait commis l’agression. Imaginons que la Russie ait assassiné un dirigeant ukrainien ou que la Chine ait tué un dirigeant taïwanais dans un pays tiers, notre réaction aurait été bien différente.

Il y a quand même eu un recul important du droit international et du multilatéralisme, qui est censé être le cœur de métier de nos diplomaties et qui est censé être la valeur suprême des Européens. Ils ont été violés de façon très forte sans que l’on proteste pour autant.

Proclamer sa solidarité, cela ne tient-il pas d’un réflexe d’allié ?

Effectivement, ça tient d’un enfermement mental occidental, d’un réflexe qui fait que comme nous sommes alliés nous sommes d’accord. J’entends dire que pour garder une influence sur les Américains il ne faut pas se couper d’eux – je réponds: mais quelle influence concrète a-t-on? D’autres disent qu’il faut exprimer notre solidarité parce que la vie de soldats américains est en danger. Je réponds: c’est Donald Trump qui a mis la vie de ses soldats en danger.

L’alliance entre Européens et Américains est à sens unique. Quand les Américains se déclarent-ils solidaires de nous? L’article 4 du traité de l’Otan prévoit une obligation de se consulter sur les affaires stratégiques. À aucun moment Trump ne l’a respectée.

Même s’ils ne sont pas menacés sur leur sol par une puissance étrangère, les Européens bénéficient en principe du parapluie américain, et par ailleurs les échanges avec les renseignements américains sont précieux dans la lutte contre le terrorisme. N’est-ce pas pour cela que les Européens ménagent leur relation avec Trump ?

C’est l’argument de l’Otan. Mais on peut penser que la politique américaine développe le terrorisme plus qu’elle ne le combat. Et on n’est pas dans une situation où on serait complètement impuissants face aux États-Unis tout-puissants: nous aussi on a des renseignements. C’est l’intérêt mutuel, en dehors de toute alliance, de coopérer.

Qu’est-ce qui menace aujourd’hui la sécurité européenne? La menace russe est une plaisanterie: les dépenses militaires de la Russie sont de 60 milliards de dollars par an contre 240 milliards de dollars par an pour les seuls pays européens de l’Otan. Il y a certainement un défi stratégique russe mais pas une menace militaire comme on veut le faire croire pour maintenir cette dépendance des Européens vis-à-vis de l’Otan.

Si c’est une vraie alliance, très bien. Mais pour l’instant les termes de l’alliance n’existent pas. Donald Trump ne nous écoute sur aucune des grandes décisions qu’il a prises. Et puis si on parle de sécurité: en se retirant de l’Accord de Paris sur le climat, est-ce que les États-Unis ne mettent pas grandement en cause notre sécurité sur le long terme? Qu’est-ce qui menace le plus l’Europe: la menace militaire d’un pays qui a des dépenses militaires qui nous sont quatre fois inférieures ou la menace d’un réchauffement climatique dont on commence déjà à voir les conséquences?

Donald Trump a appelé l’Otan à s’impliquer davantage au Moyen-Orient en soulignant que les priorités stratégiques des États-Unis dans la région ont changé avec la baisse de leur dépendance au pétrole arabe. Les Européens ont-ils intérêt à renforcer leur présence dans la région via l’Alliance ?

On se mettrait en danger en le faisant parce qu’on participerait à une opération militaire sans avoir aucun moyen de la contrôler. Trump lance une action stratégique sans nous consulter et après il nous demande d’en assumer les conséquences. J’espère que les Européens ne vont pas faire cette erreur. Sinon, cela voudrait dire qu’il y a un tel degré de vassalité de l’Europe par rapport aux Américains que même quelque chose qui est contraire à nos intérêts et à notre sécurité on se sentirait obligé de le faire à la demande des Américains.

Pour expliquer sa volonté de retrait du Moyen-Orient, Donald Trump souligne que les États-Unis ne sont plus dépendants du pétrole arabe. C’est la fin d’une époque: que signifie-t-elle pour les puissances régionales ?

Les Américains voudront rester au Proche-Orient à cause d’Israël d’une part, et d’autre part parce qu’ils savent que la Chine, elle, continue de dépendre du Proche-Orient pour ses besoins pétroliers. Mais le pays qui peut être le plus inquiété par cette déclaration, c’est l’Arabie Saoudite, parce que c’est l’aveu que le Pacte du Quincy (passé en 1945 entre le président Franklin Roosevelt et le roi ibn Saoud sur le croiseur USS Quincy, NDLR) n’est plus valable: que l’accord « tu me donnes ton pétrole de façon abondante et bon marché, je garantis la sécurité de ton régime » n’est plus valable. Si quelqu’un doit s’en inquiéter, ce ne sont pas les Européens, ce sont les Saoudiens.

Cette séquence est-elle néanmoins l’occasion pour les Européens d’une prise de conscience sur leur situation stratégique ?

Elle devrait l’être, oui. Donald Trump a décidé d’assassiner Soleimani à la face du monde, pour montrer que les États-Unis ont tous les droits. Ce n’est pas notre conception européenne: nous sommes multilatéralistes, donc nous devons également combattre cela. Il ne s’agit pas de défendre Soleimani, mais peut-on accepter la loi de Lynch ?

C’est un signal d’alarme supplémentaire qui est tiré par rapport au danger de notre dépendance volontaire à l’égard des États-Unis. Nous sommes des somnambules stratégiques, qui ne réalisons pas que nous pourrions être moins dépendants et avoir une relation plus égalitaire avec les États-Unis. Et nous faire respecter en montrant que notre soutien n’est pas tenu pour acquis quelles que soient les actions des Américains – mais qu’il l’est s’ils nous respectent et si nous avons des intérêts communs. Il est grand temps de remettre les pendules à l’heure. Mais pour le moment, l’Europe proteste un peu mais rentre à chaque fois dans les rangs.

Vous constatez aujourd’hui l’absence de l’Europe « géopolitique », qu’en attendez-vous à l’avenir ?

Qu’elle fasse ses preuves. L’Europe est mise au défi par les Russes et les Chinois mais aussi par les Américains. Que nos rivaux nous mettent au défi, c’est tout à fait logique et normal, on doit en tenir compte – on a un défi sur l’intelligence artificielle par rapport aux Chinois, un défi stratégique par rapport aux Russes. Mais on a un défi de tous azimuts avec les États-Unis.

Lorsqu’ils menacent de sanction les compagnies qui travaillent sur Nord Stream 2 (le gazoduc reliant la Russie à l’Allemagne, NDLR), c’est quelque chose qui même du temps de la guerre froide ne se passait pas. On voit bien qu’il y a une volonté d’imperium américain. Donald Trump dit que nous sommes alliés, mais il a déclaré il y a quelques mois que l’Union européenne était un ennemi – parce que les Américains ont un déficit commercial de 170 milliards de dollars vis-à-vis de l’Europe.

Il faut tenir compte de ce que nous envoient comme message les Américains. Il faut sortir de la passivité: rester alliés, mais de façon active. Et quand nous ne sommes pas d’accord nous devons non seulement le dire mais en tirer aussi les conséquences en termes d’action.

Cette attitude des Européens vis-à-vis de leur plus grand allié peut-elle s’expliquer par l’espoir que la tempête Trump finisse par passer ?

La tempête ne passera pas. Trump peut être réélu, et il ne faut pas oublier qu’il pousse à l’extrême une tendance lourde américaine. La BNP a été condamnée à 9 milliards de dollars pendant qu’Obama était président: la loi extraterritoriale américaine ne date pas de 2016. Nous devons tenir compte de la dérive des continents: nos intérêts ne sont pas toujours convergents, les Américains en tiennent compte, nous devons le faire également.

 

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Article publié sur L’Echo (Belgique)