À propos de «Algérie, la nouvelle indépendance» de Jean-Pierre Filiu

On ne peut pas dire que les publications de Jean-Pierre Filiu sont d’ordinaire teintées d’optimisme. Il est vrai que lorsqu’on écrit sur le Proche-Orient en général, ou sur la Syrie en particulier, il est difficile de le faire de façon souriante. Jean-Pierre Filiu déroge à cette règle dans son dernier livre « Algérie, la nouvelle indépendance » qui vient de paraître aux éditions du Seuil. Il conclut son livre par cette phrase : « Jamais la promesse de la libération n’a semblé aussi accessible en Algérie ».

Le hirak, qu’il décrit minutieusement, est en effet l’une des rares bonnes nouvelles qui nous soient parvenues au niveau international. Si rien n’est joué encore, ainsi que le montre à la fois les élections sur fond d’abstention massive du 12 décembre et la 43ème semaine de protestation qui a immédiatement suivi, si le bras de fer entre le pouvoir qui veut changer pour que rien ne change et la population qui veut un véritable changement se poursuit, si J-P Filiu ne méconnaît aucune des difficultés qui se dresse sur la route des protestataires, il y a quand même un réel espoir en Algérie, dont il fournit la grille d’explication.

L’auteur rappelle le slogan des manifestations « 1962 territoire libéré – 2019, peuple libéré ». La référence à 1962 n’est pas qu’un clin d’œil à l’histoire. Le passé qui ne passe pas a très souvent été évoqué pour caractériser le rapport tourmenté de la mémoire française à la guerre d’Algérie. On a ainsi trop facilement oublié que l’Algérie elle-même, jusqu’à la génération actuelle, est hantée par un autre passé qui ne passe pas : le passé des conflits internes au FLN et de l’élimination des uns au profit des autres dès la libération. Pour J-P Filiu, dès le départ, il y a eu une confiscation de la révolution au profit de la branche militaire du FLN. Il revient de façon très documentée sur cet épisode disparu de bien des mémoires, mais qui a forgé la réalité contemporaine. Selon une estimation des historiens des deux rives de la méditerranée, il y aurait eu 250 000 tués de 1954 à 1962 dont les 4/5e par les forces françaises. On est loin du million de martyrs que proclame l’histoire officielle de l’Algérie, mais c’est déjà conséquent. J-P Filiu rappelle que le bilan de la décennie noire est de 200 000 morts. On comprend qu’elle ait longtemps tétanisé les revendications de la population algérienne.

En 1988, seule la moitié des 25 millions d’Algériens habitaient en ville et 40 % de la population était âgée de moins de 15 ans. Aujourd’hui, sur 42 millions d’Algériens, les trois quarts habitent en ville, 30% ont moins de 15 ans et 45% moins de 25 ans. Le rapport à l’autorité paternelle est devenu plus critique. La jeunesse n’a pas connu la décennie noire et ne peut, dès lors, être bridée par l’épouvantail du terrorisme. Ce qui explique le mouvement actuel. Il faut également noter que 17 millions d’Algériens sont connectés chaque jour sur les réseaux sociaux, qui ont joué un rôle essentiel dans la mobilisation.

Tous les témoignages concordent sur la surprise de se découvrir aussi nombreux le 22 février 2019, l’aspect festif de tels rassemblements hebdomadaires, loin d’être anecdotique, en est une composante majeure, rappelle Jean-Pierre Filiu.

Ahmed Gaïd Salah, qui se présente comme le pourfendeur de la bande liée à Abdelaziz Bouteflika, est à la tête des forces armées algériennes depuis 15 ans, ce qui expliquait son manque de crédibilité envers l’opinion. Sa disparition soudaine va-t-elle permettre d’ouvrir une nouvelle page en Algérie ou son successeur à la tête de l’armée va-t-il vouloir poursuivre la même politique ?

Jean-Pierre Filiu consacre un chapitre au rôle des supporters de football dans la mobilisation, en phase avec le rôle historique du foot dans l’affirmation nationale. Il note aussi que malgré le rôle essentiel que jouent les femmes dans la détermination non violente et la mobilisation estudiantine, celles-ci ne sauraient, à ce stade, être qualifiées de féministes.

Le fait que les manifestations se déroulent le vendredi, après l’heure de la prière, loin d’islamiser la contestation, comme ce fut le cas 30 ans auparavant, conforte la dimension non violente et inclusive des cortèges. Les « barbus » sont en embuscade, mais n’ont pas réussi à prendre le contrôle des mouvements.

Le livre de J-P Filiu vient éclairer le processus en cours en Algérie. Le bras de fer entre les « autorités » et la population se poursuit. On en comprend mieux les soubassements une fois qu’on a refermé cet ouvrage.

 

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