« Diviser pour unir ? » – 3 questions à Michel Wieviorka

Michel Wieviorka est sociologue, directeur d’études à l’EHESS et président de la FMSH. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Diviser pour unir : France, Russie, Brésil, États-Unis face aux comptages ethniques », aux éditions de la Maison des sciences de l’homme. Rédigé par une équipe de chercheurs internationale et pluridisciplinaire[1], qui a conduit la recherche en France, aux États-Unis, en Russie et au Brésil, l’ouvrage propose une analyse des termes et des évolutions du débat dans ces pays.

En France, le comptage ethnique, lié à une certaine idée de la République, n’est toujours pas autorisé. Comment l’expliquer, alors que le pays est entré dans une phase de mutation, voire de crise ?

Il faut nuancer : il n’est pas interdit de procéder à certains comptages. Par exemple, le magazine Têtu, il y a déjà bien longtemps, a publié une étude portant sur le nombre d’homosexuels en France ; des démographes très sérieux, comme Doris Bensimon et Sergio Della Pergola, ont compté à plusieurs reprises le nombre de Juifs en France, et publié leurs résultats dans des revues scientifiques sans jamais qu’ils ne soient contestés. Le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) a procédé à une estimation par sondage du nombre des Noirs de France, et a interrogé son échantillon sur les discriminations dont ils se disent victimes.[2]

En fait, il existe trois types de comptages de « statistiques ethniques » : les études ponctuelles, et privées, comme celles-ci ; le recensement, qui est national et effectué par la puissance publique, et entre les deux, les grandes enquêtes publiques comme celle de l’INED et de l’INSEE Trajectoires et origines (TeO). Quand nous avons lancé le train de recherches ayant abouti à cet ouvrage avec nos amies France Guérin-Pace, Rebecca Igreja et Elena Filippova, Hervé le Bras et moi-même étions perçus, dans le débat public, comme y étant complètement opposés : en fait, nous avons constaté notre accord sur les deux premiers points (acceptation d’enquêtes privées portant sur un enjeu précis, refus du comptage ethnique dans le recensement) : ce qui nous sépare est donc limité aux grandes enquêtes comme TeO.

Si le comptage ethnique est refusé, c’est le plus souvent par identification à une conception de la République qui rejette cette pratique : dans cette vision, la République est égalitaire, la diversité est mal acceptée dans l’espace public, et les « différences » culturelles doivent, dans cette perspective, se dissoudre, ou rester confinées à l’espace privé. Le passé colonial de notre pays joue aussi en faveur du refus de ces statistiques, qui pourraient avoir des finalités racistes – compter par exemple les enfants musulmans dans les écoles d’une ville pour mieux les discriminer.

La crise des institutions républicaines, à commencer par l’École, a fortement pesé sur l’ouverture de débats autour des « statistiques ethniques », ainsi que sur la laïcité, en même temps que devenaient de plus en plus visibles dans l’espace public des « minorités » – un terme peu apprécié en France.

Quelles leçons tirer des expériences de l’étranger ?

Ces questions se posent très différemment d’un pays à l’autre, et il est exclu de transposer le débat national par exemple brésilien, américain ou russe, pour en plaquer les termes sur l’expérience française. Pour comprendre notre débat, en France, comme dans d’autres pays, il faut bien voir les spécificités de l’Histoire, de la culture politique. Mais notre recherche, par les comparaisons qu’elle suggère, nous a permis de mieux prendre la mesure du caractère très « français » des échanges passionnels qui se sont joués chez nous, surtout sous Nicolas Sarkozy, de façon plus ou moins différente de ce que nous avons trouvé en examinant les particularités d’autres pays.

En Russie, le débat se joue entre statisticiens et anthropologues, et il s’agit depuis longtemps d’organiser la politique et la vie institutionnelle sur une base ethnique. Il y a aussi eu, en Russie, mais également aux États-Unis, une prise de conscience de l’importance des questions liées au métissage culturel, au mélange : comment faire avec les identités ou les appartenances multiples ? Les expériences américaine et brésilienne nous invitent à passer de la question ethnique à celle de la race – et donc aussi du racisme. Là aussi, l’Histoire, celle de la traite négrière, de l’esclavage et des conditions dans lesquelles il a pris fin, et les obsessions liées à la couleur de la peau jouent un rôle important, ce qui peut donner raison aux adversaires des statistiques ethniques : ne débouchent-elles pas vite sur des différenciations raciales ? Dans ces pays, les politiques, notamment dites de « discrimination positive », s’appuient sur des statistiques de type ethnique, dont nous en avons constaté les limites, parfois les impasses, mais aussi noté la difficulté de s’affranchir. La question « ethnique » est aussi, même si elle ne l’est pas seulement, une question sociale.

Pourquoi écrivez-vous que la condition préliminaire à l’introduction de statistiques ethniques soit la reconnaissance du fait colonial dans toute son ampleur ?

Le fait colonial, non ou mal digéré, ne déboucherait pas sur les débats récents à propos de statistiques ethniques s’il n’avait pas été prolongé au cours des « Trente Glorieuses » par l’immigration, notamment maghrébine, mais aussi venue surtout plus récemment d’Afrique subsaharienne, puis par les difficultés socio-économiques des enfants de cette immigration, et pas seulement dans les « banlieues » populaires. Dominées et exclues au temps de la colonisation, ces populations ont été exploitées, surtout dans l’industrie, avant d’être les premières victimes de la crise économique, du chômage et de la précarité. Or la colonisation s’est voulue républicaine, elle tenait un discours d’intégration, d’insertion des peuples colonisés dans l’universel, et donc dans la République. Mais la réalité a été autre, et le fait colonial, prolongé par une Histoire devenue postcoloniale, a d’autant moins réglé les problèmes du passé que les descendants des anciens colonisés continuaient à ne pas accéder comme les autres Français à l’égalité républicaine tant promise.

L’introduction de statistiques ethniques ne peut qu’exacerber les passions et les ressentiments liés aux difficultés d’intégration d’une population inscrite dans cette Histoire. La reconnaissance pleine et entière du fait colonial, dans toutes ses dimensions, permettrait de développer des débats beaucoup plus constructifs, car tendus vers l’avenir, et moins prisonniers du passé, à propos des statistiques ethniques, comme aussi d’ailleurs de la laïcité.

[1] Michel WieviorkaHervé Le BrasRebecca Lemos IgrejaFrance Guérin-PaceElena Filippova.

[2] Le Parisien a publié cette étude dans une livraison qui a fait grand bruit, en janvier 2007.

L’entretien est également disponible sur Mediapart Le Club