« Écrits et paroles d’un homme libre » – 3 questions à Bernard Carayon

Bernard Carayon est maire de Lavaur et conseiller régional d’Occitanie. Avocat, maître de conférences à Sciences Po Paris, président de la Fondation Prometheus et ancien député du Tarn (1993, 2002 et 2007), il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage : « Écrits et paroles d’un homme libre », aux éditions Privat.

Vous êtes un des rares pionniers de l’intelligence économique en France. Comment jugez-vous l’état actuel de notre dispositif ?

Rappelons le contexte dans lequel celle-ci est née en France. En 1994, alors qu’Internet commence à se développer, le Commissariat général au Plan confie à Henri Martre une réflexion sur ce sujet. Dans son rapport, il présente l’intelligence économique comme une méthode de veille et d’influence au service des seules entreprises. En 2003, le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, me nomme parlementaire en mission pour actualiser ce rapport. Il m’apparaît très vite, à travers les quatre-cents auditions auxquelles je procède, que la France est en « guerre économique ». L’expression est encore taboue. Je conçois une politique publique pour y faire face à travers quatre missions : protéger nos entreprises ; les accompagner sur les marchés internationaux ; peser sur les organisations internationales qui élaborent des normes techniques ou juridiques ; former les jeunes. Je développe la notion d’« entreprise nationale » à une époque où, sous l’empire d’une vulgate libérale, on considère encore que les entreprises n’ont pas de patrie ; j’y définis aussi les caractéristiques des entreprises « stratégiques », qui ne génèrent pas simplement de la richesse et des emplois, mais grâce auxquelles un pays accroît sa capacité de puissance et d’influence. Bref, je réintroduis le politique dans l’économie à travers une grille de lecture réaliste de l’affrontement des puissances et des entreprises. Parmi la quarantaine de propositions au gouvernement, plusieurs sont retenues, à l’instar du Fonds stratégique d’investissement, doté par Nicolas Sarkozy de vingt milliards d’euros.

Mais les pouvoirs publics, aussi bien d’ailleurs sous la droite que sous la gauche, n’ont fait de l’intelligence économique qu’une politique administrative de « chef de bureau », alors qu’elle constitue une politique publique nouvelle, comme l’ont été, en leur temps, les politiques de la ville, du logement ou de l’environnement. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux qui devraient nous conduire à une diplomatie réaliste, en particulier avec nos « amis » américains, mais aussi avec les institutions européennes, notamment sur les politiques de la concurrence et de l’industrie : la politique communautaire qui prohibe sans discernement les concentrations, les aides publiques et l’allocation prioritaire des marchés publics aux petites et moyennes entreprises est une politique iréniste, et fait de notre continent le seul espace économique au monde qui soit aussi ouvert et offert aux appétits des prédateurs financiers. La volonté politique a donc fait défaut, excepté lors de la crise financière de 2008, lorsque Sarkozy a imposé avec les Britanniques un plan massif de consolidation des banques en violation totale des traités.

Pourquoi, selon vous, « l’affaire Snowden » a-t-elle été utile ?

Les révélations d’Edward Snowden illustrent la schizophrénie américaine. D’un côté, les États-Unis expriment un attachement dogmatique à la protection des libertés et du libre-échange ; de l’autre, leur culture privilégie les intérêts nationaux en totale violation de ces principes et avec une parfaite hypocrisie. L’ampleur de leur dispositif que j’avais dénoncé, dans l’indifférence des médias et les sarcasmes des « élites », en particulier l’espionnage des dirigeants du monde occidental, des patrons des grands groupes industriels, révèle bien le visage réel de la « démocratie américaine ». « La plus grande ruse du diable », écrit Baudelaire, « est de faire croire qu’il n’existe pas » … Mais le « diable » a été découvert ! Je ne souhaite bien entendu pas « diaboliser » les institutions et le peuple américains, mais souligner qu’il maîtrise aujourd’hui deux armes essentielles de la guerre économique : le droit et les technologies de l’information. Le premier, dont on mesure, à travers son extraterritorialité, sa puissance à s’imposer au monde entier par le racket auquel se livre la justice américaine sur les entreprises européennes : près de trente-cinq milliards de dollars de sanctions ont frappé les concurrents des entreprises américaines ! Quant aux secondes, elles traduisent l’hégémonie américaine à la fois dans le contenu et les contenants.

Homme de droite et catholique revendiqué, vous rendez deux hommages étonnants à Jean Jaurès et à la pratique du ramadan…

Étonnants pour ceux qui ne me connaissent guère ! Jaurès, c’est l’enfant de mon pays ! Enfant, j’ai parcouru les mêmes paysages que le tribun tarnais, et la bibliothèque familiale était largement pourvue en ouvrages du grand homme. Mes grands-parents n’avaient pas voté pour lui parce qu’il était, pour une génération, l’homme des illusions de la paix quand le patriotisme commandait la revanche par la guerre. Mais j’aime Jaurès et son humanité, parce qu’il n’était ni l’homme d’une seule idée ni d’un seul livre. Il aimait les humbles, les écoutait, leur parlait, les défendait, et c’est ainsi que je conçois la politique. Comme lui, j’aime l’écriture, le livre et l’art oratoire. À la différence des hommes politiques de notre temps, il savait écrire et parler quand nos contemporains ont démontré qu’ils savaient à peine compter. J’aime la gauche républicaine et patriote qu’il incarnait ; pas une gauche « creuse à la Noah » qui aime l’argent et les futilités. Mystique et non matérialiste, il était aussi très éloigné d’une gauche cathophobe. Il a eu malheureusement dans sa vie deux zones d’ombre : l’antisémitisme et le colonialisme. Je lui ai consacré un ouvrage[1] où je livre son vrai visage, très éloigné de l’idole encaustiqué du PS.

Le ramadan ? Je crois qu’une droite qui occupait les avant-postes du débat sur la burqa doit pouvoir exercer de la même manière son sens critique lorsque les pratiques musulmanes semblent enrichissantes. Et c’est l’un de mes fils, bon expert de la finance islamique, qui me l’a fait comprendre. La pratique fervente du ramadan chez des millions de nos compatriotes est l’occasion de rappeler l’un des apports fondamentaux des religions à notre civilisation : la nécessité d’ériger des remparts au culte de la « jouissance sans entraves », à la nouvelle religion du corps. Le jeûne et l’abstinence constituent des pauses et des moments de réflexion profitables.

Être Français, c’est être héritier des Francs, des hommes libres. Je déplore que la parole soit cadenassée dans notre pays et que la justice soit l’arbitre des opinions. La liberté de ton doit être partagée par tous, et nul texte, fût-il sacré, ne doit résister à la pensée critique, selon notre tradition intellectuelle gréco-latine !

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[1] « Comment la gauche a kidnappé Jaurès », éditions Privat, mai 2014.