Sociologue, spécialiste des fractures sociales, des violences et du racisme, Michel Wieviorka répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage : « Le séisme : Marine Le Pen Présidente », paru aux Éditions Robert Laffont. Ce roman-fiction décrit, sous la plume d’un journalisme américain, l’élection de Marine Le Pen et ses premiers mois de l’exercice présidentiel.
Marine Le Pen a un discours patriotique mais, dans votre livre, son arrivée ne se traduit pas vraiment par un poids accru de la France en Europe et dans le monde. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Patriotique ? Son discours est surtout souverainiste ! Ses propositions visent à répondre aux attentes d’un électorat à qui elle a plus ou moins promis la sortie de l’euro, voire de l’Europe, comme élément déterminant d’une nouvelle politique économique. Cette perspective horrifie les milieux d’affaires, inquiète les retraités et de nombreux épargnants, y compris électeurs par ailleurs de Marine le Pen. L’arrivée du Front national (FN) aux affaires est saluée par la chute de la bourse, les tentatives de petites gens de mettre leur argent à l’abri à l’étranger, les achats de produits alimentaires que beaucoup de personnes modestes veulent stocker, comme en temps de guerre. Bref, diverses conduites qui vont dans le sens d’un affaiblissement économique.
Cette perspective annonce aussi la fin de la PAC (politique agricole commune), manne européenne qui profite à une partie des agriculteurs français.
La famille Le Pen a déjà fait preuve d’un tropisme pro-russe. La nouvelle Présidente voit dans ce pays une carte maîtresse dans sa vision géopolitique. Ce qui éloigne aussitôt la France de l’Allemagne, affaiblit l’Union européenne dans ses efforts pour soutenir l’Ukraine. La France apparaît comme le pays qui pourrait conduire toute la construction européenne à sa ruine. Y compris, par exemple, lorsqu’il s’agit de la circulation des étudiants ou de la promotion de la recherche scientifique.
De plus, la sortie de l’euro (et peut-être de l’Europe) est une promesse démagogique, qui se heurte à bien des obstacles et qui ne pourrait être réalisée qu’au terme d’un processus complexe, long et coûteux. Dans ce processus, il ne faut pas s’attendre à ce que Bruxelles ou l’Allemagne fasse le moindre cadeau, comme en témoignent les scènes du livre où Marine Le Pen participe à son premier sommet européen.
La France ne peut qu’être affaiblie par les ambivalences qui se développent entre le discours mythique – les promesses intenables, si vous préférez – et les réalités. Ainsi, le comportement de la nouvelle présidente est contradictoire, erratique, maladroit, voire incohérent, et sa diplomatie l’isole en Europe.
L’alliance avec la Russie vous semble-t-elle une caractéristique majeure de sa politique étrangère ?
Cette alliance est décisive, et pas seulement en ce qui concerne l’Europe. Elle trouve sa légitimité historique dans l’alliance franco-russe de la fin du XIXe siècle (qui avait abouti à ruiner tous ceux qui avaient cru dans les vertus de l’emprunt russe !). Elle a un vague horizon économique (le gaz russe, mais avec la chute des prix des produits pétroliers, ce n’est pas une si grande affaire).
Ce nouveau cours de la diplomatie française a des implications au Moyen-Orient, où la France va s’aligner sur les positions russes, favorables au régime criminel de Bachar Al-Assad. Elle marque aussi l’isolement de la France par rapport au monde occidental, et une prise de distance vis-à-vis des États-Unis. D’ailleurs, dans ce nouveau contexte, notre pays sort de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord), et tente de critiquer la présence américaine sur le sol français.
La conjugaison du souverainisme, affirmation d’indépendance nationale, et du rapprochement avec Moscou a un effet paradoxal : elle met notre pays en situation de dépendance vis-à-vis de la Russie, sur la diplomatie de laquelle nous devons nous aligner de plus en plus. La diplomatie, ici, doit peu à des considérations internes à la société française mais est plutôt un choix idéologique qui, en réalité, n’est pas une préoccupation majeure de l’électorat de la nouvelle présidente. Un choix qui ne correspond que très indirectement aux demandes avant tout sociales de la population, ou à ses inquiétudes identitaires.
Vous décrivez également des relations renforcées avec Israël. Cela peut sembler paradoxal…Effectivement, cela peut sembler paradoxal. Comment être l’allié de Moscou, qui ne joue pas dans le camp occidental – c’est le moins qu’on puisse dire – et en même temps d’Israël, qui y occupe une place décisive, ne serait-ce qu’en incarnant des valeurs largement occidentales dans une région du monde dominée par l’islam ?
Mais il n’y a pas besoin d’être fin sociologue pour savoir que les mouvements populistes ne s’embarrassent jamais des contradictions qui apparaissent dans leur discours. Et d’autre part, les orientations du nouveau pouvoir ne sont pas dénuées de sens.
Dès qu’il est question d’Israël, en France, les passions conjuguent presque toujours deux registres. Elles sont géopolitiques, mais aussi nationales, internes à la société française, où existe une importante minorité juive (on parle généralement de quelques centaines de milliers de personnes). Cette minorité entretient assez largement un lien d’affection avec l’État d’Israël, même si en son sein les critiques vis-à-vis de sa politique ne sont pas absentes. Israël ne lui est jamais indifférent.
Et depuis une trentaine d’années, avec une forte accentuation depuis quelques années due aux récents crimes antisémites (notamment Mérah à Toulouse et Coulibaly à l‘Hypercasher), cette minorité, à juste titre inquiète, considère que les islamistes sont pour elle, et pour le pays, la principale menace. De plus, elle n’est pas totalement exempte d’affects anti-arabes et, au-delà de l’islamisme, hostiles à l’islam en général. Dans cette perspective, il arrive en son sein que le discours du FN sur l’islam ou les migrations fasse oublier l’antisémitisme qui suintait ici et là au sein du parti jusqu’à il y a peu.
Ajoutez à cela les déclarations de « dé-diabolisation » de Marine Le Pen, la mise sur la touche de Jean-Marie le Pen, et vous comprenez aisément qu’une partie de l‘électorat juif puisse finalement s’adapter à cette nouvelle présidente. Et dès lors, Marine Le Pen peut trouver un intérêt à flatter ce même électorat, et à orienter sa diplomatie en faveur d’Israël. Du côté de cet État, il peut aussi y avoir un intérêt géopolitique à jouer une carte constructive avec le nouveau pouvoir français.
En un mot : le populisme n’est pas embarrassé par ses contradictions et la diplomatie, dont les objectifs ne coïncident généralement pas avec l’éthique de conviction, impose le réalisme.