Il est de plus en plus difficile d’écarter le terme de génocide pour qualifier les crimes commis par l’armée israélienne à Gaza. Il existe un sentiment d’impunité chez les dirigeants israéliens qui peuvent continuer à agir comme bon leur semble sans en être empêchés ni par une communauté internationale absente, ni par leurs partenaires occidentaux qui se contentent de protestations platoniques.
Ce sentiment d’impunité remonte à loin. Tout a commencé lorsque le processus d’Oslo a pris fin et que la guerre entre Israéliens et Palestiniens a repris au début des années 2000. Le Hamas, par ses attentats suicides, a largement contribué à affaiblir le camp de la paix en Israël. Le Likoud et ses leaders Ariel Sharon et Benyamin Netanyahou n’ont cessé d’attaquer Yitzhak Rabin et ont finalement armé politiquement la main de ses assassins. Le projet du Likoud, d’Ariel Sharon et de Benyamin Netanyahou de reprendre le contrôle de l’ensemble de la Palestine par la force est ainsi en cours de réalisation aujourd’hui.
En refusant depuis plus de 25 ans de prendre la moindre sanction, d’exercer la moindre pression sur Israël, les Occidentaux ont nourri un sentiment de confort et d’impunité chez les dirigeants israéliens. Sentiment conforté par une stratégie implacable conduisant à dissuader toute critique au nom de la lutte contre l’antisémitisme. Cette stratégie mise en place au début de ce siècle s’est avérée payante. Mais payante pour qui ? Ni pour le respect du droit international, ni pour la paix au Proche-Orient, ni pour les Palestiniens ou pour le camp de la paix en Israël. Elle a été payante pour l’extrême droite israélienne, pour le parti des colons, pour les suprémacistes israéliens. Mais aussi pour le Hamas qui a vu son refus d’une solution politique apparaitre comme justifié aux yeux de nombreux Palestiniens.
Accuser d’antisémitisme ceux qui critiquent l’attitude du gouvernement israélien sur la question palestinienne remonte à l’automne 2000. Les premiers heurts suivent la venue d’Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées. Il avait été averti par les services israéliens qu’il ne fallait pas le faire. Il le fit volontairement pour provoquer les Palestiniens. L’armée israélienne a répondu par la force aux protestations, faisant de nombreux morts et blessés. La mort du jeune Mohamed Al-Durah, tué par une balle israélienne, a profondément marqué les esprits. Le journaliste Charles Enderlin avait filmé la scène diffusée sur France 2. Ce dernier, pourtant franco-israélien et réserviste dans l’armée israélienne, a alors été accusé d’avoir monté un faux. Une campagne ignoble a été montée contre lui. On l’accusa d’avoir trahi Israël, d’avoir nourri l’antisémitisme. Il n’avait fait que montrer la réalité. Sa vie en a été largement perturbée depuis. Mais à l’époque, sa rédaction et sa direction l’ont soutenu. Serait-ce encore le cas aujourd’hui ? Catherine Nay, alors figure majeure des médias français, avait déclaré « La mort de Mohammed annule, efface celle de l’enfant juif, les mains en l’air devant les SS, dans le ghetto de Varsovie. » Elle avait alors subi une campagne d’agression qui l’avait poussé à renoncer à s’exprimer sur le conflit israélo-palestinien. L’autocensure est plus efficace que la censure.
Edgar Morin, l’une des plus grandes figures intellectuelles françaises, juif, a subi, à la suite d’un article critiquant Israël après une mission avec Sami Naïr et Danièle Sallenave, la même campagne de haine pour le réduire au silence, silence qu’aucun des trois n’a jamais accepté, aujourd’hui encore.
Mon cas personnel est également révélateur de ce climat. À la suite de ma note de 2001 au Parti socialiste dans laquelle j’attirais l’attention sur la dérive à l’extrême droite du gouvernement israélien et sur « le deux poids deux mesures » sur le traitement du conflit, j’ai été accusé de tous les maux, en particulier d’antisémitisme.
Ces campagnes de haine à l’encontre des ceux qui s’expriment sur la situation au Proche-Orient ont pour objectif de les réduire au silence.
Une partie de la gauche française a soutenu un gouvernement de la droite extrême en Israël, qui a mis fin au processus d’Oslo, en mettant en œuvre une politique de répression et d’occupation. Ce soutien s’est fait au nom de la lutte contre l’antisémitisme, de la protection d’Israël « seule démocratie du Proche-Orient ». Cette partie de la gauche porte une responsabilité particulière dans le sentiment d’impunité des gouvernements israéliens depuis le début de ce siècle. Quels que soient leurs actes à l’égard des Palestiniens, leur non-respect du droit international humanitaire et des principes universels ou des droits de l’homme, le soutien de toute une partie de la classe politique française n’a pas failli. Jamais un mot sur les détentions arbitraires, sur les punitions collectives, sur la répression au quotidien, sur les mauvais traitements des prisonniers. Jamais. Parce qu’il fallait protéger Israël et ne pas nourrir l’antisémitisme. Un « cercle Léon Blum » avec pour objectif de sanctuariser le gouvernement d’Ariel Sharon malgré sa dérive ultradroitière et sa politique guerrière, a même alors été créé au Parti socialiste.
La dénonciation du terrorisme et de l’antisémitisme était le rayon paralysant à toute réflexion. On ne se posait ainsi pas la question de savoir si la répression israélienne sur les Palestiniens ne nourrissait pas également le terrorisme. Ou si cette répression aveugle et ces punitions collectives sur l’ensemble des Palestiniens étaient bien la meilleure façon de combattre le terrorisme….
Silence face à la construction d’un mur qui empiétait sur le territoire et empoisonnait la vie quotidienne des Palestiniens. Silence également sur les multiples humiliations des Palestiniens aux checkpoints et via tous les instruments de contrôle, mais aussi face aux incursions régulières de l’armée israélienne en Palestine. Silence sur la marche des drapeaux qui a lieu chaque année, dans laquelle on entend régulièrement « Mort aux Arabes » dans les rues de Jérusalem. Mais compréhension concernant les bombardements massifs d’Israël sur Gaza, qui a déjà été en partie détruite en 2009, 2012, 2014 et 2021. Il fallait lutter contre le terrorisme. Là aussi, les gouvernements israéliens se sont habitués à ce sentiment d’impunité, malgré les bombardements massifs sur les populations civiles, qui étaient déjà autant de crimes de guerre. À l’époque d’ailleurs, on voyait des Israéliens venir assister au spectacle des bombardements sur Gaza, assis sur des chaises pliantes pour profiter du spectacle.
En 2005, le retrait unilatéral de Gaza avait en réalité débouché sur un blocus total deux ans après. Tous les rêves d’un Gaza qui se serait développé, grâce aux plans de la Banque mondiale, se sont évaporés avec la mise en place d’un blocus qui a tout détruit.
Stéphane Hessel, grande figure intellectuelle et morale, juif rescapé de la Shoah, l’un des corédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme, a été souillé, insulté pour avoir dénoncé ce scandale du blocus de Gaza. Et même Nicolas Sarkozy, pourtant très proche d’Israël, avait qualifié Gaza de « prison à ciel ouvert ».
En 2018, lors de la marche du retour, des milliers de Palestiniens ont marché, désarmés, vers la clôture de séparation qui isole Gaza. Ils ont été abattus par dizaines par l’armée israélienne. Nombreux seront également mutilés. Là encore, le silence.
Aussi les dirigeants israéliens peuvent-ils aujourd’hui estimer avoir les mains libres. Le gouvernement israélien n’a cessé de dériver vers la droite extrême. Ce sont maintenant des fascistes qui sont au pouvoir en Israël. Mais en Occident, personne ou presque n’a rien dit, tout le monde a laissé faire, au fur et à mesure. Le pouvoir israélien s’est habitué à ne pas être critiqué. Pourquoi alors se priver de bombardements massifs sur Gaza ?
Face au risque de génocide, c’est la responsabilité morale des Occidentaux devant l’Histoire qui est désormais en cause. Et ceux qui tout en affirmant un positionnement à gauche ont apporté leur pierre à cette impunité ont une responsabilité particulière.
Retrouvez cet article sur le site de l’IRIS