
Professeur en sciences politiques à l’Université Clermont Auvergne, à l’ESSEC, Sciences Po et l’ENA, ancien directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Frédéric Charillon répond aux questions de Pascal Boniface à l’occasion de la parution de « Géopolitique de l’intimidation » aux éditions Odile Jacob.
L’intimidation est un acte rationnel, fruit d’une réflexion stratégique et non un réflexe primaire…
Oui, l’intimidation est bien un acte rationnel, une stratégie. Ce n’est pas une simple posture psychologique, mais une méthode qui vise à obtenir des concessions précises. On veut amener quelqu’un à modifier son comportement et surtout à l’empêcher de faire ou de poursuivre des actes que l’on juge contraires à nos propres intérêts. Pour cela, on a recours à plusieurs pratiques possibles. Celle qui vient le plus immédiatement à l’esprit est l’intimidation du « Fort » : « je suis plus fort que vous, le rapport de force vous commande donc de faire ce que je vous dis, sinon… ». Typiquement, c’est la posture de l’administration Bush dans les années 2000, lorsque Washington disait à ses propres alliés : « nous savons que vous n’êtes pas d’accord avec notre guerre irakienne mais vous avez intérêt à voter tout de même avec nous aux nations unies ». On se souvient qu’à l’époque, Condoleezza Rice [conseillère à la Sécurité nationale entre 2001 et 2005] voulait « punir la France » pour sa résistance à cette guerre irakienne. C’est également la Chine qui, au début des années 2000, faisait valoir à propos de litiges territoriaux en mer de Chine du Sud que « la Chine est un grand pays, les autres ne sont que des petits pays ».
Mais il y a également l’intimidation du « Faible », celui qui nous dit « je ne suis pas le plus fort d’entre nous mais vous ne pouvez pas faire sans moi ». C’est par exemple la Hongrie de Viktor Orban, à qui le processus décisionnel européen donne un droit de veto sur plusieurs dossiers. Ou bien le faible qui pratique le chantage à sa propre faiblesse : « je suis faible et j’ai sans doute commis des erreurs, mais si vous me laissez m’écrouler, vous aurez de graves problèmes ». On songe là à la Grèce lors de la crise de la dette dans les années 2008-2010. Enfin, il y a l’intimidation du « Fou », celui qui nous dit : « vous ne savez pas jusqu’où je peux aller ». On songe bien évidemment ici à l’attitude de Donald Trump qui mise sur ce trait de caractère qu’il met en scène régulièrement et qui s’en sert comme arme de dissuasion.
Le Brésil vous paraît être l’une des rares puissances à avoir une diplomatie qui échappe à cette stratégie de l’intimidation…
Oui, au moins sous la présidence Lula. Au contraire, sous la présidence antérieure de Jair Bolsonaro, la posture brésilienne n’était pas exempte d’intimidation. Ainsi sur la question de la forêt amazonienne, aussi bien en interne (sur le traitement par exemple des populations indiennes) qu’à l’international (« nous ferons tout ce que nous voudrons avec notre forêt, même si nous décidons de la détruire entièrement »), l’ancien président brésilien voulait montrer que rien ne l’arrêterait. D’une manière générale, s’inscrivant dans la veine de l’homme fort populiste, Jair Bolsonaro pratiquait beaucoup l’intimidation.
Aujourd’hui, c’est probablement l’Union européenne qui rechigne le plus à utiliser cette pratique. L’intimidation n’est pas dans l’ADN des pères fondateurs de l’Europe, d’autant qu’elle rappelle de sombres souvenirs dans l’histoire européenne. Il faudra cependant que l’Europe apprenne à utiliser ses atouts de manière beaucoup plus ferme. Et, pour reprendre les mots de l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères Sigmar Gabriel, l’Europe ne peut pas être le dernier herbivore dans un monde de carnivores.
Donald Trump pratique l’intimidation pour parvenir à une diplomatie transactionnelle…
Donald Trump pratique l’intimidation pour obtenir des concessions de la part de ses partenaires. Mais ce qui trouble aujourd’hui, c’est qu’il semble s’inscrire davantage dans le registre de la prédation que dans celui de la transaction. On le voit sur le Groenland ou avec le Canada et le Mexique. Troublant également est le fait qu’il semble réserver sa brutalité à ceux qui étaient ses alliés, et non plus à ses adversaires. Le cas Trump a ceci de particulier qu’il semble compter sur l’intimidation du Fou pour démontrer qu’il est dans la position du Fort, mais tout cela ne fait que souligner son immense faiblesse : il est fort avec les faibles et faibles avec les forts.
Les sociétés paraissent plus déterminées à résister à l’intimidation que les gouvernements…
C’est un point qui nous frappe particulièrement aujourd’hui. Là où les gouvernants ont le réflexe de négocier – ce qui est par ailleurs leur mission et leur responsabilité – les sociétés sont davantage dans le défi, au nom notamment de leur dignité. On se souvient des tentatives d’intimidation chinoises sur la population de Taïwan à la veille des élections présidentielles de l’année dernière. Visant à mettre en garde la population contre une possible victoire de Lai Ching-Te, celles-ci n’ont fait que renforcer les taïwanais dans leur détermination à voter pour ce candidat. On se souvient également qu’après les premières menaces de Donald Trump d’annexion et de taxation du Canada, le premier réflexe de Justin Trudeau fut d’apaiser la population, promettant que tout allait bien se passer avec le président américain. Les citoyens canadiens, en revanche, furent beaucoup plus déterminés à s’opposer à Washington.
Par ailleurs, on observe souvent que ce sont des femmes qui sont en première ligne de la résistance contre l’intimidation. Dans la société civile, on songe bien sûr aux femmes iraniennes, mais aussi plus anciennement aux mères de la place de mai en Argentine, ou aux mères russes qui demandent des comptes sur la disparition de leurs fils soldats. Parmi les dirigeantes, on voit aujourd’hui l’opposition d’une Kaja Kalas à la Russie, d’une Mette Frederiksen au Danemark sur les velléités d’annexion du Groenland par Donald Trump ou bien à la détermination de l’ex-Première ministre Sana Marin à faire entrer la Finlande dans l’OTAN. Je ne serais pas étonné qu’à l’avenir, la principale opposition à Trump aux États-Unis viennent d’une Alexandria Ocasio Cortes chez les démocrates ou d’une Liz Cheney chez les républicains, là où la plupart des patrons de la Big tech se sont soumis à la volonté trumpienne avec une rapidité étonnante.
Cet article est également disponible sur le blog de Mediapart et le site de l’IRIS.