« La guerre de l’information » – 4 questions à David Colon

Professeur à Sciences Po Paris et spécialiste de spécialiste de l’histoire de la propagande et de la manipulation de masse, David Colon répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage La guerre de l’information, aux éditions Tallandier.

La guerre classique a-t-elle été remplacée par la guerre de l’information ? 

La guerre de l’information est depuis longtemps le prolongement de la guerre classique par le recours à l’information. Toutefois, depuis la fin de la guerre froide, l’avènement du numérique et l’essor de communications globalisées, la guerre informationnelle tend à se substituer à la guerre traditionnelle. En effet, le champ informationnel est devenu un espace conflictuel à part entière, aussi bien pour des acteurs étatiques que non-étatiques, qui disposent désormais des moyens de contester l’hégémonie informationnelle des États-Unis, écrasante en 1991. L’ère numérique a ainsi bouleversé l’équilibre des puissances, permettant à de petits acteurs des relations internationales de peser davantage sur le concert des nations, en recourant à la cyberguerre, à la diplomatie publique ou à la propagande numérique. L’information, qui a toujours été une source de pouvoir, est devenue un pouvoir en soi, un levier de puissance dans les relations internationales.

La rivalité entre États qui peut aller jusqu’à la guerre n’a-t-elle pas été toujours accompagnée de propagande et de désinformation ? En quoi est-ce différent aujourd’hui ?

La grande différence à mes yeux réside dans le fait que les États autoritaires ont perçu dès la fin de la guerre froide la supériorité – pour ne pas dire l’hégémonie – occidentale dans la sphère informationnelle mondiale comme une menace existentielle. « Les États-Unis mènent une guerre mondiale sans fumée », déclare en 1993 le président chinois Jiang Zemin, qui craint alors que son régime connaisse le sort du régime communiste soviétique. En conséquence, la Chine – comme au même moment la Russie ou l’Iran – s’est employée à préserver son espace informationnel des ingérences étrangères, avant de se doter des nouveaux attributs de la puissance à l’ère informationnelle : un Soft Power, une diplomatie publique, des médias internationaux en langues étrangères, une cyberarmée et des régiments de trolls. Ensuite, et surtout, à l’ère des communications globales, les normes des régimes autoritaires ne sont plus confinées à l’intérieur de leurs frontières : la Chine, la Russie et l’Iran ont dépensé depuis une dizaine d’années des milliards de dollars pour façonner les opinions publiques occidentales en recourant à l’influence et à la manipulation. L’ouverture des démocraties sur le monde les rend en effet vulnérables à une nouvelle forme de guerre asymétrique que Christopher Walker et Jessica Ludwig ont appelée Sharp Power ; un « pouvoir tranchant » qui pénètre les environnements politiques et informationnels des régimes occidentaux dans le but d’y saper l’idée démocratique et d’y fragiliser le régime de libertés.

Vous estimez que la guerre de l’information oppose les États autoritaires aux démocraties, qui sont moins bien armées en ce domaine…

La guerre de l’information est asymétrique, car elle oppose des sociétés fermées et étroitement surveillées à des sociétés ouvertes et libérales. Les régimes autoritaires ont ainsi tout loisir de recourir aux outils d’influence offerts par le marché occidental – cabinets de relations publiques et sociétés de marketing numérique, par exemple – pour affaiblir les démocraties de l’intérieur. A l’ère numérique, il est par exemple particulièrement aisé pour les régimes autoritaires de façonner le débat public occidental à travers les médias occidentaux : le plus souvent, un communiqué de presse suffit même pour introduire mécaniquement un récit désinformateur à la Une des médias occidentaux. Toutefois, depuis le début des années 2010, les médias sociaux américains se sont révélés, de loin, l’arme la plus redoutable entre les mains des régimes autocratiques. Sans les services publicitaires de Facebook, Twitter et YouTube, militarisés par les services de renseignement russes, jamais le Kremlin n’aurait pu interférer comme il l’a fait dans le débat public et les processus électoraux en Europe et aux États-Unis. Comme au judo, Vladimir Poutine a utilisé la force de l’adversaire contre lui-même. À la suite du Kremlin, le Parti communiste chinois et le régime des Mollahs, notamment, ont entrepris dans les années 2010 de retourner les outils d’influence des démocraties libérales contre la démocratie elle-même. Aujourd’hui, les dirigeants de l’axe Moscou-Téhéran-Pékin ont entrepris de bâtir une nouvelle hégémonie informationnelle globale appelée à leurs yeux à se substituer à celle des régimes démocratiques.

Comment les pays occidentaux peuvent-ils réagir sans utiliser à leur tour propagande mensongère ? Ont-ils toujours évité de le faire ?

La propagande mensongère n’est bien sûr pas le monopole des régimes autoritaires. Les États-Unis, par exemple, ne se sont pas privés d’y recourir massivement, et à grande échelle, à l’occasion de la Guerre du Vietnam, de la Guerre du Golfe ou de la Guerre en Irak. Aujourd’hui encore, la tentation est forte dans certains pays démocratiques de répondre à la désinformation des régimes autoritaires par des campagnes de désinformation. Toutefois, la prise de conscience du caractère contre-productif d’une telle approche semble avoir progressé. En septembre 2023, 38 États, dont la France et les États-Unis, se sont engagés, par la Déclaration mondiale pour l’intégrité de l’information en ligne, à « s’abstenir de participer à des campagnes de désinformation menées par l’État et dénoncer une telle pratique ».

Les démocraties libérales devraient en effet être capables de lutter contre les manipulations de l’information émanant de l’étranger sans renier leurs principes et sans restreindre les libertés d’expression, d’opinion ou d’informer. Certains États démocratiques, comme la Finlande, la Norvège, les Pays-Bas, Taiwan et l’Australie, ont montré la voie, en encourageant, la résilience de leur société face aux ingérences informationnelles étrangères sans pour autant affaiblir leur régime de libertés. La clé, à mes yeux, pour faire face à la menace que représente le Sharp Power des régimes autoritaires à l’âge de l’intelligence artificielle, réside dans une prise de conscience globale, un état d’esprit de défense informationnelle, l’adoption d’une stratégie nationale, et des mesures encourageant à la fois la transparence des opérations d’ingérence, l’intégrité des espaces informationnels, et la résilience durable de la population.

 

Cet entretien est aussi disponible sur MediapartLeClub et sur le site de l’IRIS.