« J’assure en géopolitique grâce aux séries » – 4 questions à Virginie Martin

Docteure en sciences politiques et HDR, Virginie Martin est professeure-chercheuse à Kedge Business School. 

Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « J’assure en géopolitique grâce aux séries », co-publié avec Anne-Lise Melquiond aux éditons De Boeck supérieur.

 

Séries et géopolitique : source d’inspiration et vecteur politique ?

Les séries fournissent un formidable corpus pour la recherche dans plusieurs disciplines : les sciences politiques, la sociologie, le management et bien sûr la géopolitique.

Elles sont, depuis l’émergence des plateformes, très regardées, partagées et s’installent plus que jamais dans les travaux inscrits dans les cultural studies. Elles sont indéniablement à la fois un objet culturel, économique, social, sociétal, politique. Prendre les séries comme corpus d’études s’impose de plus en plus, au sens où elles participent au grand concert des influences nationales, régionales et mondiales.

Elles sont, elles font de la politique, elles montrent des évolutions majeures – plutôt avec justesse – comme nous le soulignons dans cet ouvrage : progression des moyens de communication comme le montre la série Downton Abbey, enjeux autour de la diplomatie écologique comme dans Borgen, critique envers l’Union Européenne que ce soit avec Parlement ou Years and Years.

Les séries mettent en scène le monde dans toutes ses complexités, et y jouent aussi un rôle.

 

Les séries sont-elles devenues une source de soft power

Les séries ne sont pas anodines du point de vue du soft power. Elles sont dans la droite ligne des travaux de Joseph Nye sur la puissance douce ou les jeux d’influences. Elles sont aussi profondément gramscienne au sens où elles participent amplement àune bataille culturelle et donc politique.

Les fictions sérielles sont des témoins de l’actualité et de l’histoire en marche, et elles en sont elles-mêmes des actrices. Chaque pays joue avec sa production sérielle afin de créer sa propre image, sa propre histoire, son propre story- telling pour l’utiliser comme arme de soft power.

Les pays produisant des séries se donnent à voir au monde dans des conditions qu’ils peuvent maîtriser. Pour influencer le monde, cette « puissance douce » – par opposition au hard power de la «vraie» guerre avec armes et drones – compte sur le fait de séduire les opinions publiques à travers la culture populaire.  Les séries sont utilisées comme arme massive d’influence.

Le «monde en séries» révèle donc de manière puissante le pouvoir des objets culturels sur nos sociétés. C’est ce qui se joue à pleine puissance avec les plateformes, armes de domination et d’appropriation culturelle.

 

Y a-t-il une multipolarisation des séries ?

Dans cette guerre idéologique, des pays sortent du lot pour la qualité et la performance de leurs séries, par exemple Israël avec des productions comme Hatufim (la série Homeland en est l’adaptation américaine) ou Fauda. Depuis une dizaine d’années, les séries télévisées israéliennes sont devenues un puissant instrument de soft power car, au-delà du simple divertissement, elles diffusent subtilement des discours contribuant à positiver et embellir l’image du pays à l’étranger. Les tragiques évènements d’octobre 2023, vont certainement – dans quelques années – ressurgir dans ce monde sériel.

L’Inde n’est pas en reste avec des opus télévisés comme Delhi Crime, Le Seigneur de Bombay, Leila ou Bombay Begums. Par son industrie cinématographique prolifique, Bollywood a souvent été perçu comme un vecteur du soft power de l’Inde.

Les pays scandinaves eux-mêmes maîtrisent cet art du soft power, valorisant leur culture et leur vision politique du monde et des sociétés, avec des séries comme Occupied ou Borgen qui permettent par exemple de faire connaître et de diffuser leurs initiatives environnementales.

Les relations Sud-Sud sont aussi très fortement présentes : le Sénégal, par exemple, consomme des séries brésiliennes, ou le Nigéria diffuse les séries indiennes, séries qui ne sont que très rarement doublées en anglais.

Ce «monde en séries» révèle plus que jamais un théâtre multipolaire, voire apolaire comme on le voyait déjà dans Le charme discret des séries (Virginie Martin, Humensciences, 2021).

Notre environnement est devenu extrêmement complexe depuis la chute du mur de Berlin en 1989 et l’explosion du digital rebat les cartes dans la possibilité pour une ou deux puissances de maîtriser à elles- seules la planète. C’est aussi cette complexité que racontent ces fictions et qui montre combien la série est un outil de géopolitique au sens strict.

 

Le bureau des légendes, un atout pour la France ?

Pour rappel, Le Bureau des légendes (ou BDL) est une série télévisée française en cinq saisons créée par Éric Rochant (2015-2020). Elle relate l’histoire d’un département situé au cœur de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

Le Bureau des légendes témoigne, c’est vrai, du rayonnement culturel de la France à l’étranger dans une mise en abîme vertigineuse puisqu’elle est la première série française à avoir connu un succès planétaire. Elle est considérée comme la meilleure série française et le renouveau de la création en France. Elle va d’ailleurs être adaptée aux États-Unis : intitulée The Department, la série, produite par la chaîne câblée Showtime, sera réalisée par George Clooney.

Donc oui, cette série est importante, et peut largement être considérée comme un atout pour la France. Mais même son créateur Eric Rochant le dit :

Il faut faire la part des choses entre mon désir et la réalité. C’est vrai que je pense que Le Bureau des légendes a peut- être un peu tendance à donner un tout petit peu plus d’importance à la France qu’elle n’en a en vrai.

Ainsi, dans la série, la France apparaît en effet comme une puissance incontournable dans le conflit syrien par exemple. Cependant, dans les faits, elle a été mise à l’écart par son incapacité à convaincre les alliés étasuniens et britanniques d’intervenir militairement en Syrie en 2013 et a subi une défaite politique : le pouvoir syrien n’a pas été renversé.

Encore aujourd’hui on le voit – avec les évènements endeuillant Israël et la région – la France joue un rôle important, mais non majeur dans les relations internationales.

Par ailleurs, la France ne fait actuellement pas assez cas du soft power en séries et reste un peu à la traîne par rapport à d’autres pays. Elle reste encore un peu cantonnée à un soft power à dominante « glamour » de type Lupin ou Dix pour cent, mais a un peu de mal à se saisir de sujets plus directement politiques. Et, si les séries comme Parlement, Baron noir, l’Effondrement sont éminemment politiques, elles ne participent pas vraiment à « raconter » la France. En ce sens, le BDL reste remarquable.

Cet entretien est aussi disponible sur le site de l’IRIS et sur MédiapartLeClub.