« Vlad, le destructeur. Pourquoi l’Ukraine ne veut pas être russe » – 3 questions à Michel Juffé et Vincent Simon

Michel Juffé, philosophe, et Vincent Simon, historien, répondent à mes questions à l’occasion de la parution de leur ouvrage « Vlad, le destructeur. Pourquoi l’Ukraine ne veut pas être russe ? » aux éditions L’élan des mots.

 

Sur la relation entre la Russie et l’Ukraine, Poutine charge Lénine mais se réfère à Staline…

 

Dans son discours du 12 juillet 2021, « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », Poutine affirme que Lénine a fabriqué une « bombe à retardement » en créant des Républiques soviétiques égales entre elles.

Au premier congrès des Soviets, le 9 juin 1917, Lénine déclare : « Que la Russie soit une fédération de libres républiques ! […] Que chaque peuple s’émancipe, et en premier lieu toutes les nations avec lesquelles vous faites la révolution en Russie. » Il écrit, toujours en juin 1917, dans la Pravda : « Accédez aux Ukrainiens, et vous ouvrirez la voie à la confiance mutuelle et à une union fraternelle entre deux nations égales. »

Pour Poutine, c’est un déni de l’unicité de la grande nation russe, « un peuple trinitaire composé de Grands Russes, de Petits Russes et de Biélorusses. » Cela aboutit à une Ukraine « nationaliste » aux dépens de la Russie historique : « Une chose est claire : la Russie a en fait été dépouillée. » Une partie des Ukrainiens s’est soudain, en 1991, retrouvée « à l’étranger, coupés de leur Patrie historique. »

Lénine a soutenu l‘indépendance de l’Ukraine, certes, mais à condition qu’elle devienne et reste soviétique. Dès 1920, il déclare coupables de contre-révolution les nations non russes qui veulent se séparer des Soviets. Sous cet aspect, Staline est son digne successeur…

Staline veut unir les nations sous la houlette du Parti, représentant du prolétariat. Il s’oppose aux nationalismes, qui pratiquent un « système » d’excitation des nations l’une contre l’autre, marqué par massacres et pogroms. Le succès d’une telle politique constitue « un obstacle des plus sérieux à l’œuvre de rassemblement des ouvriers de toutes les nationalités composant l’État. » Une autonomie des régions n’est concevable qu’« au sein d’un tout unique, au sein du Parti. » (« La question nationale et la social-démocratie », 1913).

En août 1932, Staline écrit à Lazare Kaganovitch (membre du Politburo) qu’il compte faire de l’Ukraine « une véritable forteresse de l’URSS, une république vraiment exemplaire. Pour cela, nous ne devons pas regarder à la dépense. »

La « dépense » : la grande famine, les épurations des ennemis de la patrie, y compris des membres du NKVD jugés trop laxistes. Avec ces purges se renforce l’idée que « l’ennemi est partout ».

Comme Poutine… qui qualifie ces épisodes d’erreurs d’appréciation sans intention criminelle !

Cela dit, Poutine fait allusion à Staline surtout pour insister sur son rôle (et celui du peuple russe) dans la Grande guerre patriotique. Dans son long discours du 12 juillet 2021, il ne parle pas une seule fois de Staline.

 

Comment Poutine réécrit-il l’histoire et les choix ukrainiens pendant la Seconde Guerre mondiale ?

 

Le jeudi 3 mars 2022, Poutine déclare devant le conseil de sécurité de la Fédération de Russie : « Je garde la conviction que les Russes et les Ukrainiens ne forment qu’un seul peuple, même si certains en Ukraine ont été terrorisés et que beaucoup ont été dupés par la propagande nationaliste nazie. Enfin, certains autres ont délibérément, bien sûr, suivi la voie des Banderistes et des autres sbires des nazis qui ont combattu aux côtés d’Hitler durant la Grande Guerre patriotique. »

Dans ce pâté d’alouettes, Poutine présente la majorité des Ukrainiens comme des banderistes. Or, depuis 1991, c’est une faible minorité, à peine représentée au parlement. En 2019, Svoboda, parti héritier de l’OUN (organisation des nationalistes ukrainiens), obtient un siège (sur 450), puis 2% des sièges aux élections locales en 2020.

Mais il est vrai que Bandera, un des dirigeants de l’OUN, a lutté contre l’URSS dès 1930, s’est allié aux nazis entre 1941 et 1944 (en particulier en fournissant des unités SS ukrainiennes chargées de massacrer les Juifs de Galicie), a été mis sur la touche (l’OUN a cherché à créer un État ukrainien en juin 1941) puis été récupéré par les nazis. Après la fin de la guerre, il a continué à harceler les Soviétiques. Selon ceux-ci, en 1946, le bras armé de l’OUN (UPA) a perdu 120 000 hommes et 250 000 ont été déportés. C’est dire qu’après 1945, l’OUN ne représente plus une menace pour la Russie.

Mais aussi Poutine passe sous silence les massacres d’Ukrainiens par les Soviétiques : par exemple, les dizaines de milliers de victimes ensevelies dans la forêt de Bykivnya non loin de Kiev. Il ne dit pas que 1,7 million d’Ukrainiens sont morts au service de l’armée soviétique, notamment en défendant Kiev, Odessa et le Dniepr. Il ne relève, chez les Ukrainiens, que ce qui est hostile aux Russes et à l’URSS. Il ne dit rien sur la soviétisation forcée des esprits, par exemple à l’Université de Lviv (notoirement nationaliste) où, dès 1939, les étudiants sont placés sous haute surveillance et orientés contre leur gré.

Poutine n’invente pas une vérité alternative. Mais il « oublie » et interprète les faits historiques dans un seul sens : celui de dirigeants ukrainiens tous hostiles au peuple russe, alors que les dirigeants russes seraient tous favorables au peuple ukrainien – car ces deux peuples sont un seul peuple, en deux nations qui ne devraient être qu’une. À l’inverse de la majorité des Ukrainiens, qui veulent être une nation indépendante depuis… 1648.

 

En quoi la fin de l’URSS a été mal gérée par Moscou et Kiev dans leurs relations mutuelles ?

 

Certains États – « l’étranger proche » selon les Russes – ont établi de nouveaux liens entre eux, alors que d’autres ont rejoint d’autres unions (comme les États baltes, admis dans l’UE en 2003). L’Ukraine est restée tiraillée entre les deux et n’a cessé d’osciller entre l’envie de couper les ponts et celle de les renforcer, ou les deux simultanément, selon les régions. Ce qui se lit, par exemple, dans les résultats des élections présidentielles : en 1994, Kravchuk (président sortant, antirusse) obtient jusqu’à 94 % des voix dans l’Ouest et Koutchma (prorusse) 89 % en Crimée. Koutchma reste président pendant 10 ans : lui-même est très versatile.

Pourtant la Russie et l’Ukraine se sont précipitées dans la constitution de la CEI (communauté des États indépendants) en décembre 1991, avec la Biélorussie, les trois formant, selon les Russes, la « Grande Russie » (celle des tsars !). Sept autres États s’y rallient au bout de quelques semaines. Cette communauté est bancale dès le début : les Russes veulent reformer un État fédéral, avec un système de défense commun, alors que l’Ukraine (alors 3e puissance nucléaire mondiale) veut conserver des liens économiques et politiques, mais en aucun cas un commandement commun des armées, qu’elle récuse en 1993. Déjà en 1992, l’Ukraine refuse de signer le traité de sécurité collective entre membres de la CEI. Et on pourrait parler longuement de la flotte de la mer Noire.

Dès le début de 1992, les dirigeants de l’Ukraine dénoncent, à qui veut l’entendre, les manœuvres de la Russie pour ré-annexer l’Ukraine, qui n’a aucun besoin de cette tutelle, même sans un arsenal nucléaire qu’elle est prête à rétrocéder à la Russie. La Russie prête le flanc à ces critiques : le maire de Moscou menace d’une révision des frontières (pour protéger les Russes d’Ukraine) ; le ministre des Affaires étrangères affirme que la Russie est la seule héritière de l’URSS (ce que lui accorde l’ONU en désignant la Russie comme remplaçante de l’URSS comme membre permanent du Conseil de sécurité).

Bref, les Russes croient que l’Ukraine va devenir un émissaire de l‘Occident, et les Ukrainiens que la Russie impériale va ressusciter. Et les deux ont raison… en partie. Ce qui se voit en gros plan avec une question cruciale : les armes nucléaires.

En 1991, l’Ukraine, 3e puissance nucléaire de la planète, dispose sur son sol de 1 700 ogives nucléaires. Cinq ans après, elle n’en a plus. Entretemps – et après avoir répété qu’elle veut des garanties pour renoncer aux armes nucléaires – l’Ukraine a signé le Mémorandum de Budapest (5 décembre 1994) pour se défaire de son stock d’armes nucléaires. Les signataires – dont la Russie – s’engagent à ne pas attenter à l’intégrité territoriale de l’Ukraine et à ne pas exercer de pression économique. Les États-Unis et le Royaume-Uni servent de garant.

Et pourtant la Russie a transgressé cet accord en 2014 et en 2022, au nom de son « droit » multiséculaire de posséder l’Ukraine…

 

Cet entretien est également disponible sur MediapartLeClub.