Nous sommes au 50e jour de la guerre lancée par-là Russie contre l’Ukraine. Quelle est la situation militaire et stratégique à ce jour ? D’un point de vue militaire, le rêve de Poutine de conquérir l’ensemble de l’Ukraine, d’atteindre Kiev, de faire tomber le gouvernement, de le « dénazifier » selon ses propres termes et de démilitariser l’Ukraine s’est effondré. Le navire amiral de la flotte russe en mer noire a coulé après avoir été endommagé. S’agit-il d’une panne intérieure ou d’un missile ukrainien ? En tous les cas, cet incident prouve les limites, s’il le fallait, de la puissance militaire russe. La stratégie russe consiste désormais à se rabattre sur des objectifs plus limités. Mais ces objectifs sont néanmoins importants du point de vue de l’Ukraine puisqu’elle risque de se retrouver dépecée par les gains territoriaux que pourrait prendre la Russie. Avant la guerre, la Russie, ou du moins les indépendantistes pro-russes, contrôlait une partie du Donbass. Désormais, elle peut espérer contrôler l’ensemble du Donbass et la bande territoriale entre le Donbass et la Crimée, ce qui lui permettrait de s’assurer une continuité territoriale. Une fois qu’elle maîtrisera ces territoires, lorsque Marioupol sera tombée – ce qui est une question d’heures ou de jours – il sera difficile de l’en déloger. La question qui se pose est de savoir si la Russie souhaite prendre ces territoires pour avoir un gage de négociation avec l’Ukraine. Ce n’est pas certain. Il est plus probable que Vladimir Poutine veuille conserver ces gains territoriaux et ainsi pouvoir triompher le 9 mai, date anniversaire de la victoire soviétique contre le nazisme, et affirmer que grâce à son action la Russie est plus en sécurité.
Dans le cas de la Crimée, chacun savait que l’Ukraine n’irait pas la reconquérir et que personne n’irait l’aider à le faire. De fait si ce n’est de droit, la Crimée est une terre russe. La partie d’ores et déjà contrôlée par les troupes indépendantistes pro-russes dans le Donbass était également difficile d’accès pour l’armée ukrainienne qui y avait d’ailleurs déjà renoncé. Ce qui est désormais plus grave pour l’Ukraine, c’est que le reste du Donbass et la bande territoriale qui joint cette région à la Crimée risquent désormais de demeurer aux mains des Russes. Il s’agirait dès lors d’une perte d’une fraction importante et assez riche du territoire ukrainien. Cela est évidemment inacceptable pour les Ukrainiens. A l’exception d’un miracle et d’une volonté de Poutine de revenir à de meilleures relations avec les pays occidentaux, il est difficile de croire à une restitution de ces territoires dont l’Ukraine serait donc de fait durablement amputée.
L’Ukraine, célébrée dans le monde entier, sortirait donc dépecée du conflit. Mais cette situation impliquerait également une fracturation durable de l’Europe. En effet, si Vladimir Poutine ne restitue pas ces territoires, une normalisation des relations entre la Russie et les pays occidentaux semble impossible. L’Europe connaîtrait dès lors une fracture majeure entre l’ensemble des pays de l’OTAN – que vont désormais très certainement rejoindre la Suède et la Finlande, effrayées par la Russie et effarées devant l’usage de la force et le bombardement de populations civiles – et la Russie. Face à l’Europe, Vladimir Poutine va nourrir le sentiment anti-occidental pour consolider son emprise sur la population russe. Et, dans la mesure où personne n’ira jusqu’à Moscou pour faire tomber le pouvoir et qu’il n’y aura pas de changement de régime en Russie – on voit mal pour le moment quels seraient les facteurs internes qui pourraient conduire un changement interne de régime – l’Europe sera durablement fracturée en deux parties qui entretiendront des relations extrêmement hostiles et antagonistes l’une envers l’autre. Une sorte de retour non seulement à la guerre froide, mais à la période antérieure à la coexistence pacifique de Khrouchtchev ou la détente de Brejnev, soit l’ère stalinienne. Le risque d’une impossibilité de normalisation entre la Russie et le camp occidental à long terme est important.
Au-delà de l’Europe, se dirige-t-on vers un monde divisé ? Cela semble être le souhait des États-Unis qui cherchent à construire et entrainer les Européens dans le camp des démocraties contre l’axe autoritaire constitué de la Russie et de la Chine. Pourtant, l’alliance entre la Russie et la Chine n’est visiblement pas si solide. Certes, la Chine est un pays autoritaire, tout comme la Russie, et Pékin ne souhaite pas l’effondrement de son voisin russe. Mais il y existe un danger à plusieurs niveaux à vouloir mettre en œuvre cette nouvelle division du monde. Une division s’installe déjà au niveau du continent européen, l’élargir au niveau mondial n’est peut-être pas la chose la plus intelligente à faire. D’une part parce que la Chine ne souhaite pas forcément que cette division existe. Elle veut devenir la première puissance mondiale, mais elle pense pouvoir le faire non pas par la guerre, mais par le jeu naturel de sa croissance économique. Elle est gênée par le recours à la guerre qui solidifie le camp occidental et qui rend plus cher l’achat de matières premières énergétiques et des produits alimentaires qui lui sont indispensables. Pékin est donc également déficitaire de la situation actuelle. Le risque est également de s’aliéner les autres parties du monde que ne suivront pas les Occidentaux. En effet, si une grande majorité des pays du monde ont condamné l’agression russe à l’égard de l’Ukraine, une grande majorité d’entre eux ne souhaite pas pour autant imposer des sanctions à l’encontre de Moscou. Diviser le monde tout en étant minoritaire constitue un réel danger pour le monde occidental.
L’Ukraine va donc certainement être territorialement dépecée d’une partie d’elle-même, l’Europe est durablement fracturée. Mais il y a encore un espoir que le monde ne soit pas divisé en deux camps antagonistes. Pour cela il faut certainement ne pas céder aux émotions, envisager l’évolution du monde à plus long terme et éviter de répéter des erreurs commises par le passé.
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