« L’Europe : changer ou périr » – 4 questions à Nicole Gnesotto

Nicole Gnesotto est professeure émérite du CNAM, où elle a créé la chaire « Union européenne », et vice-présidente de l’Institut Jacques-Delors. Elle répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « L’Europe : changer ou périr » aux éditions Tallandier.

Vous estimez que l’élargissement de 2004 a consacré la vision britannique de l’Europe et que le Royaume-Uni la quitte au moment où l’Union européenne correspond à ce que voulait Londres…

Depuis les années soixante, deux visions de la construction européenne se sont disputé les faveurs des dirigeants européens : une Europe réduite à un grand marché de plus en plus étendu, de plus en plus dérégulé, totalement dépendante de l’Alliance avec les États-Unis pour sa sécurité et sa défense ; une Europe politique, décidée et capable de compter sur la scène internationale, à la fois dans la gestion des crises et dans les grands débats mondiaux. Europe civile ou Europe militaire, Europe espace ou Europe puissance, les Britanniques ont défendu bec et ongles la première option, la France s’est toujours mobilisée dans la promotion de la seconde, sans grand succès, il faut le reconnaître. Or l’élargissement de 2004 va encore plus confirmer la vision britannique : l’Union s’élargit à 10 nouveaux pays, sans s’être réformée, le marché unique optimal devient l’objectif commun des 25 puis 28 pays, et les divergences historiques, politiques, entre tous ces États souverains rendent impossible la définition d’une volonté commune d’influence dans la mondialisation naissante.  Curieusement donc, cette Europe ultralibérale, élargie, apolitique, dans laquelle la souveraineté des États en matière de politique étrangère et de défense reste totale, est précisément celle que les Britanniques quitteront en 2016. Preuve que l’idéologie est plus forte que le réel.

Vous évoquez la volonté d’impuissance comme étant le défaut le plus constant de l’Europe…

Oui, certainement. Les Européens, échaudés par deux guerres mondiales qu’ils ont eux-mêmes déclenchées, ne veulent plus prendre des responsabilités stratégiques dans le monde. La notion de puissance militaire est un tabou en Allemagne, mais également dans bien d’autres pays qui ont renoncé, ou n’ont jamais eu, de politique étrangère active. La délégation aux États-Unis du soin de leur sécurité, par le biais de l’OTAN, est la conséquence directe de ce tabou. Et depuis soixante-dix ans, dans le confort de l’Alliance, les Européens ont désappris le désir de puissance. La vitalité de l’OTAN y trouva son compte. Même les incertitudes nouvelles créées par la politique américaine depuis dix ans ne sont pas suffisantes pour remettre en cause ce choix d’une dépendance atlantique prioritaire. L’autonomie stratégique et politique de l’Europe est une ambition française, elle progresse d’ailleurs depuis Trump et la pandémie de Covid-19, mais elle n’imprime pas encore collectivement une politique volontariste de l’Europe sur la scène internationale.

Comment expliquer que l’Union européenne soit impuissante face aux pays qui pratiquent le dumping fiscal (Irlande, Luxembourg, Pays-Bas) ou qui ne respectent pas les valeurs européennes (Pologne, Hongrie) ?

La fiscalité n’est pas une compétence de l’Union européenne, mais une prérogative souveraine des États. Toutefois, la politique de concurrence est bien une prérogative essentielle de la Commission, et cela aurait pu être un moyen pour contrôler trop de disparités entre les États membres, sur la fiscalité des entreprises notamment. Mais la Commission a longtemps hésité à le faire. Elle a tenté une fois d’obliger l’Irlande à réclamer les 13 milliards d’euros qu’Apple aurait dû payer en impôts pour ses activités en Irlande. Mais elle a été déboutée par la Cour européenne de Justice ! A l’avenir, le projet de l’OCDE de taxe uniforme de 15% sur les grandes multinationales pourrait régler la question, mais il est dommage que l’UE n’ait pas été leader dans ce domaine. Quant à l’état de droit, ce n’est qu’en 2020, grâce au budget extraordinaire que l’UE a adopté contre les effets économiques du Covid-19, que des sanctions ont été tentées contre la Pologne et la Hongrie : à ce stade sans succès. Des raisons bassement politiciennes (le sort du groupe PPE – Parti populaire européen – au Parlement européen), des raisons politiques (comment condamner des pays qui furent naguère des champions de la démocratie), des raisons juridiques (l’unanimité ; le fait que le traité ne permet pas les sanctions financières contre un Etat membre) et des inerties bureaucratiques peuvent expliquer de tels retards. Il est toutefois heureux que la Commission ait pris l’occasion d’un budget exceptionnel pour proposer des mesures exceptionnelles, même sans résultats rapides. Car plus la vigilance démocratique des Européens s’émousse, plus la démocratie elle-même est en danger partout.

Comment mettre fin aux soupçons permanents à l’égard de la France de vouloir saboter l’OTAN en prônant l’autonomie stratégique européenne ?

La France est en effet toujours passée au crible du soupçon, dès qu’elle avance une initiative en matière stratégique : même quand Nicolas Sarkozy décida de réintégrer les structures militaires de l’OTAN en 2009, certains de nos partenaires se sont demandé s’il ne s’agissait pas d’une ruse pour détruire l’OTAN de l’intérieur ! La France a aujourd’hui une politique plus claire : elle revendique une souveraineté européenne, mais elle renforce sa présence militaire dans l’OTAN auprès des pays qui se sentent menacés (Roumanie par exemple). Et elle élargit aussi son concept d’autonomie stratégique à bien d’autres sujets que la défense : la technologie, le numérique, l’intelligence artificielle, etc. Ces deux inflexions sont de nature à calmer l’inquiétude de nos partenaires, voire même à les convaincre de la nécessité d’une telle souveraineté européenne dans un monde de plus en plus chaotique.

 

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