Demain la Chine : guerre ou paix ? – 4 questions à Jean-Pierre Cabestan

Jean-Pierre Cabestan est directeur de recherche au CNRS rattaché à l’Institut de recherche sur l’Asie de l’Est de l’Inalco. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Demain la Chine : guerre ou paix ? », aux éditions Gallimard.

Vous sentez monter une poussée nationaliste dangereuse chez les jeunes Chinois…

Oui, il n’y a aucun doute. La montée en puissance de la Chine, le matraquage idéologique de la propagande du Parti qui pratique l’amnésie historique à grande échelle, vante les succès du pays tout en présentant le reste du monde comme chaotique et pousse l’opinion à prendre sa revanche sur l’Occident et le Japon, la volonté de Xi Jinping d’accélérer coûte que coûte l’unification avec Taiwan, sans quoi la « renaissance de la nation chinoise » ne pourrait advenir, à quoi s’ajoute depuis 2020 la pandémie de la Covid qui contribue à isoler la société chinoise du reste du monde et à conforter le camp des durs, tous ces facteurs ont rendu le nationalisme chinois incandescent et aveugle. Il est en d’autres termes devenu un facteur de guerre.

Selon vous, le discours sur le caractère fondamentalement pacifiste de la Chine est un écran de fumée comparable aux discours sur la paix de l’URSS…

Oui, le discours sur la paix est une caractéristique des pays socialistes de type soviétique. Et plus ces États deviennent agressifs, plus ils brandissent ce discours. Rappelez-vous de Brejnev. En effet, comment réconcilier les propos pacifistes du pouvoir chinois avec les menaces de plus en plus ouvertes contre Taïwan, la prise de contrôle et la militarisation progressives de la mer de Chine méridionale par l’Armée populaire de libération (APL) et les incursions répétées des garde-côtes chinois dans les eaux environnantes des Senkaku, ces îlots japonais depuis 1895 que Pékin appelle les Diaoyu et revendique depuis les années 1970 ? Plus grave encore, comment réconcilier ce discours avec la course aux armements dans laquelle la République populaire est engagée avec les États-Unis, tant sur les plans naval, aérien et spatial qu’en matière de missiles hypersoniques ?

A propos de Taïwan, vous pensez que la Chine n’a pas le projet de détruire l’économie et de décimer la population d’une province qu’elle veut annexer…

La Chine veut annexer Taïwan d’une manière ou d’une autre. Le scénario idéal pour elle serait que Taïwan capitule sans combattre, accepte de devenir une région administrative spéciale de la République populaire, comme Hong Kong, après avoir réalisé que ses forces armées ne pourraient pas résister à une offensive de l’APL (Armée populaire de libération) et que les États-Unis les lâcheront afin d’éviter toute nucléarisation du conflit. Dans ce but, Pékin agit sur deux fronts : d’une part, les intimidations militaires, de plus en plus fréquentes et intrusives ; d’autre part, ce que l’on appelle le travail de « front uni » destiné à peu à peu gagner à sa cause les élites économiques, politiques et intellectuelles de l’île.

Le problème est que cette double stratégie n’a pour l’instant pas démontré son efficacité, d’où les risques croissants de guerre. Les Taiwanais se sentent de moins en moins chinois. Le Kuomintang, le parti d’opposition plus favorable à un accommodement avec Pékin, perd du terrain. Mme Tsai, la présidente de Taiwan, accélère la mise en place d’une capacité de défense destinée à rendre prohibitif le coût de toute attaque chinoise. Et Washington, sous Trump comme sous Biden, a renforcé son engagement en faveur de la défense de Taïwan. Certes, cet engagement reste ambigu : aucun traité de sécurité ne lie les États-Unis à Taïwan. Mais toute administration américaine sait pertinemment que si elle abandonnait Taiwan, non seulement ce serait la fin de la Pax America dans le Pacifique occidental, mais cela constituerait aussi un revers énorme pour le camp des démocraties face au camp des dictatures et autres régimes autoritaires. Comment les États-Unis pourraient-ils l’accepter ? En d’autres termes, dans un avenir prévisible, les risques d’une intervention américaine en cas d’attaque chinoise de Taïwan restent très élevés. Une réalité dont Xi est parfaitement conscient et à mon sens continue de l’inciter à agir dans ce que l’on appelle les « zones grises » entre la guerre et la paix, mais le dissuade de passer le Rubicon de l’offensive armée.

A plus long terme, on doit s’inquiéter des moyens offensifs conventionnels comme nucléaires accumulés par l’APL : afin d’éviter un bain de sang et une destruction de l’économie taiwanaise, on ne peut exclure que Washington soit contraint de tordre le bras des Taïwanais et leur demande d’accepter un compromis : leur appartenance à une Chine non définie en échange de la préservation de leur démocratie et assortie d’une neutralisation militaire de l’île ? Il est trop tôt pour le dire. Mais le rapport des forces régionales risque à terme d’imposer des choix douloureux à Taipei et à Washington, sauf évidemment évolution, peu probable à ce jour, du régime chinois et affaiblissement, improbable également, de son économie.

Quel est le choix pour Pékin entre montrer ses muscles et cultiver, aux yeux notamment des pays asiatiques, l’image d’une grande puissance responsable ?

Plus que ses prédécesseurs, par son agressivité, Xi Jinping a placé son pays face à un dilemme : d’un côté, il veut effrayer les Taïwanais, faire peur aux États qui contrôlent aussi des îlots en mer de Chine méridionale et au Japon, mettre en garde les États-Unis et, de l’autre, amadouer ses voisins et l’ensemble des pays du Sud grâce à sa puissance économique, ses nouvelles routes de la soie, et accessoirement sa puissance douce, son soft power.

La Chine de Xi est parvenue à répandre l’idée qu’elle est désormais une très grande puissance, la seule à pouvoir défier et à terme ravir la place occupée encore aujourd’hui par les États-Unis. Mais une « grande puissance responsable », cette image est contestée à la fois par ses voisins et non des moindres – outre Taïwan, le Japon, l’Inde, la Corée du Sud, le Vietnam, les Philippines, l’Indonésie, Singapour et même la Malaisie à présent – et par une grande majorité des pays du Nord qu’ils soient alliés des États-Unis (membres de l’OTAN, Australie) ou pas. La Chine est clairement devenue un facteur de tensions et donc d’instabilité internationales.

Aujourd’hui Pékin a nettement choisi de montrer ses muscles et de reléguer au second plan le renforcement de sa puissance douce. D’une certaine manière, Xi Jinping a fait sien le précepte de Machiavel selon lequel il est préférable d’être craint qu’aimé. Il l’applique avec assiduité, tant sur la scène mondiale que sur la scène intérieure, avec le succès et les limites que l’on sait. Cette stratégie pourrait-elle changer à l’avenir ? Sans doute pas, sauf si Xi Jinping perd le pouvoir, ce qui n’est pas impossible.

 

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