[L’Echo] Vingt ans après le 11-Septembre, la menace terroriste reste forte

Interview de Pascal Boniface dans L’Echo

Vingt ans après les attentats du World Trade Center, quel est l’état de la menace terroriste dans le monde?
La menace terroriste est toujours présente, et elle l’était déjà avant le 11 septembre. Les attentats du World Trade Center ont eu un caractère spectaculaire. Il y a eu un effet de sidération et de surprise. Aucun attentat dans le monde occidental n’avait fait autant de victimes auparavant. Surtout, ces attaques ont frappé les États-Unis au moment même où personne ne doutait de leur puissance. Mais le terrorisme existait avant, et il a continué à exister après. Ces attentats sont, avant tout, un marqueur émotionnel dans le temps. Ils n’ont pas créé le terrorisme.
En définitive, la guerre contre le terrorisme lancée par George W. Bush n’a pas été gagnée. La guerre contre le terrorisme était d’ailleurs un concept creux et dangereux, dénué de vérité stratégique. On ne fait pas la guerre contre une méthode d’action. Vingt ans après les attentats du World Trade Center, on le voit à Kaboul, comme un peu partout dans le monde, la menace terroriste reste forte.

 

D’où vient cette menace?

 

Le propre de la menace terroriste, c’est qu’on ne sait pas d’où elle vient. Cela peut vous frapper, vous ou moi, en sortant du bureau. Il n’y a pas de front, c’est pour cela qu’elle est importante.

Comment le terrorisme a-t-il évolué?
Il n’a pas évolué en soi. Le terrorisme, c’est toujours la même définition, s’attaquer de manière aveugle à des cibles civiles pour des motifs prétendument politiques.
En réalité, le terrorisme a été propulsé plus largement. Des grandes marques mondiales sont apparues, avec des franchises locales. Il s’est professionnalisé en termes de communication. D’ailleurs, une partie de son impact est due à la place médiatique qu’on veut bien lui accorder.

Quelles sont les filières les plus actives?
Il y a les deux grandes marques mondiales, Daech et Al-Qaïda, qui, comme Coca et Pepsi, se concurrencent mutuellement. Puis des succursales qui, pour mieux faire parler d’elles, se rattachent à l’une de ces deux marques sous le nom d’une filiale locale. On trouve aussi des individus isolés, qui passent à l’acte plus souvent pour des raisons de troubles psychologiques et qui font référence à ce qu’ils ont entendu ou lu sur les réseaux sociaux, sans avoir de lien direct et organique avec ces groupes. Enfin, il y a des groupes hybrides qui mêlent action terroriste, grande criminalité, trafic et qui, quelque part, essayent de cacher leurs activités derrière le terrorisme pour donner un aspect politique à leur action.

Le retour des talibans au pouvoir va-t-il relancer le djihadisme international?
Non, parce que les talibans, s’ils sont bien sûr islamistes, sont avant tout des nationalistes. Leur objectif est de conquérir le pouvoir en Afghanistan, ce qui les oppose à Daech.
Leurs idéologies sont tout à fait contraires. Les talibans représentent un national-islamisme qui veut conquérir le pouvoir en Afghanistan. Ils ont compris qu’ils n’avaient pas suffisamment surveillé Al-Qaïda à la fin des années 90 et que c’est pour cette raison qu’ils ont été délogés du pouvoir. Par contre, Al-Qaïda n’a pas de programme politique afghan. L’Afghanistan n’est pour eux qu’une base arrière.
Les talibans peuvent exercer une influence sur Al-Qaïda, mais ils n’en exercent aucune sur Daech. Ce qui peut étonner tout le monde, et être paradoxal, c’est qu’aujourd’hui les talibans sont les ennemis de Daech. Et nous avons intérêt qu’ils gagnent la bataille.

Les talibans et Daech ont pourtant des points communs. Imposer un califat, la charia, la terreur…
Ils ont une idéologie commune. Mais appliquer la charia, l’Arabie saoudite en fait de même, et nous avons des relations avec ce pays.
Ce n’est pas tellement la charia qui est en cause. La priorité des talibans, c’est l’Afghanistan. S’ils ont vaincu les États-Unis, c’est parce qu’ils se trouvaient sur le sol afghan et non parce qu’il s’agit d’un pays démocratique et capitaliste. Pour Daech, les États-Unis sont un ennemi, quel que soit le lieu où ils sont présents militairement.

L’intervention militaire en Afghanistan a-t-elle aggravé la situation du pays?
Les choses ont été aggravées par la durée de la guerre. L’armée de libération a été très rapidement vécue comme une armée d’occupation parce que les forces américaines ont toujours eu une relation de domination avec les Afghans. Ils rentraient partout lourdement armés. Il n’y a jamais eu de contact fluide, sur un pied d’égalité, entre les militaires américains et les civils afghans.
Bien sûr, la société afghane a pu se développer. Mais les 2.000 milliards de dollars dépensés par les États-Unis pour soutenir le pouvoir afghan auraient pu être mieux utilisés si on avait mieux contrôlé les flux et si on n’avait pas alimenté la corruption.

Cette occupation a-t-elle contribué à créer le djihadisme international?
Évidemment. Loin de combattre le terrorisme, l’occupation militaire de l’Afghanistan et surtout la guerre en Irak l’ont nourri. Le sillon de la haine s’est creusé en vingt ans.

Vous croyez en une reconversion des talibans en pouvoir civil, des « talibans 2.0 »?
La vérité est entre les deux. Je ne crois pas à la conversion des talibans au monde occidental. Ils ne sont pas devenus des sociaux-démocrates ouverts au dialogue. En même temps, ce ne sont plus les mêmes que dans les années 90. Lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir en 96, les talibans ont pris le président Najibullah, ils l’ont châtré et pendu à un croc de boucher. Je ne pense pas qu’ils puissent refaire la même chose aujourd’hui.
Le monde a changé. Ils savent qu’ils doivent gérer un pays très pauvre, où 90% de la population vit avec 2 dollars par jour et où un tiers des gens sont en état de sous-nutrition. La partie la plus difficile commence pour eux, car il est plus facile d’organiser des attentats que de gérer un pays.

Quelle issue voyez-vous pour la population afghane?

Ils devront résister pacifiquement. Les talibans vont avoir des difficultés à imposer les même règles que dans les années 90. Beaucoup d’Afghans sont allés à l’école, à l’université. La société afghane a profondément changé. Si les talibans ont un ordre trop répressif, tous ceux qui ont été éduqués vont fuir.

Que vous inspirent les procès des attentats de 2015 et 2016, qui vont s’ouvrir à Paris et Bruxelles?
Ces procès seront avant tout très importants pour les victimes. Ils permettront de faire le deuil, d’entamer une reconstruction. Ce sera aussi un hommage aux victimes, aux survivants, aux familles de ceux qui ont péri au cours des attentats. Il est important de refaire le parcours. Ce sont des procès hors norme.

Ces procès pourraient-ils réveiller des loups solitaires ou des cellules dormantes?
Ce qui provoque les loups solitaires c’est le fait que, dès qu’on a un attentat, on ne fait plus que de parler de cela. C’est cela qui suscite des vocations dormantes. Raymond Aron disait déjà en 1962 que le terrorisme a un impact médiatique plus important que son impact stratégique. À l’heure des réseaux sociaux, c’est plus vrai que jamais. On ne peut taire les événements, mais peut-être que la faute des sociétés occidentales c’est de montrer nos propres faiblesses à nos adversaires en donnant tant d’importance à ce qui nous fait peur.

Comment faire reculer la menace?
Il faut du renseignement, une action policière et répressive. Il faut aussi éliminer les sources du terrorisme, qui varient selon les sociétés. Cette source, en Irak et en Afghanistan, est politique. C’est la corruption des régimes. Les sources comme les réponses sont extrêmement diverses. Mais il n’existe pas de risque zéro. J’ajouterais que même si nous sommes très sensibles au terrorisme, il frappe beaucoup plus les sociétés non occidentales que les nôtres.

Y a-t-il, derrière le terrorisme, un conflit de religions?
Non, on le voit bien, l’attentat de Daech à Kaboul a tué plus de musulmans que de non-musulmans. Les attentats en Irak, au Pakistan et en Afrique tuent plus de musulmans.