Géants du numérique : les États contre-attaquent

Les géants du digital – GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) américaines, BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) chinoises – qui pour la plupart sont nés avec ce siècle, sont en passe de devenir des superpuissances capables de rivaliser avec les États. En termes de population, de poids économique, de services rendus, voire de fonctions régaliennes, ils bousculent les hiérarchies les plus établies. Il semble que les États aient réalisé, fût-ce tardivement, cette menace et commencent à réagir. Il était temps.

Aux États-Unis, après 16 mois d’enquête, le Comité antitrust de la Chambre des Représentants a publié en octobre 2020 un rapport de 449 pages, véritable réquisitoire contre les GAFAM. Elles sont accusées de tactiques anticoncurrentielles et de mener des acquisitions prédatrices pour tuer la concurrence, ce qui conduit, selon les parlementaires, à moins d’innovation et moins de choix pour les consommateurs et à un affaiblissement de la démocratie. Entre 2011 et 2019, les GAFAM ont ainsi acquis 667 entreprises, soit une tous les 10 jours, donc une grande majorité de start-up. Le département de la Justice accusait Google de protéger son monopole. Deux mois plus tard, la Federal Trade Commission et les 46 États mobilisés ensemble sur le dossier accusaient Facebook d’utiliser son monopole pour écraser ses rivaux au détriment des consommateurs. L’idée d’un démantèlement de Facebook était lancée.

Loin de la légende d’amis lançant une petite structure dans un garage avec pour seule aide leur génie, les empires digitaux se sont constitués avec l’aide et la complicité de l’État fédéral américain. Le Pentagone – entre autres – a largement financé leurs programmes et Washington a laissé une évasion fiscale massive augmenter leur fortune. Désormais, les citoyens et élus commencent à réaliser qu’une régulation est devenue indispensable si on ne veut pas que le marché tue le marché.

En Europe, la Commission européenne a déjà infligé des amendes aux géants digitaux. En 2018, Alphabet (maison mère de Google) était condamné à 4,3 milliards de dollars pour pratique anticoncurrentielle, la même société avait été condamnée un an auparavant à une amende de 2,4 milliards d’euros pour abus de position dominante. En novembre Sandar Pichai, patron de Google, était pris la main dans le sac par Thierry Breton. Le Commissaire européen, lors d’une visioconférence, lui montrait un document confidentiel interne de Google développant une stratégie pour contrer une nouvelle législation numérique en cours d’élaboration à Bruxelles, le Digital Services Act et le Digital Markets Act, deux volets de la réglementation de l’espace numérique européen.

La Commission et de nombreux États membres de l’Union veulent siffler la fin de la récréation vis-à-vis de l’évasion fiscale massive à laquelle se livrent depuis longtemps les grandes entreprises du numérique. Les déficits publics creusés par la crise du Covid19 rendent encore plus illégitime le fait que ces groupes richissimes échappent à l’impôt. Pour la Commission européenne, qui s’autodéfinit comme une commission géopolitique, ne pas laisser les GAFAM et leurs lobbyistes imposer leur point de vue est un test de crédibilité.

En Chine, Jack Ma, le fondateur d’Alibaba a été sévèrement rappelé à l’ordre par le pouvoir politique. Il l’avait critiqué en pleine confrontation avec les États-Unis. Jack Ma voulait privilégier – comme d’ailleurs ses équivalents américains – les bonnes relations entre les deux pays. Il n’a pas pu introduire en bourse sa société et il a disparu des écrans radars quelque temps avant de réapparaître en faisant profil bas. Il y a une part de mystère dans cette affaire, mais ce qui semble se dessiner c’est qu’il a été l’objet d’un rappel à l’ordre et que si autre fois le Parti commandait au fusil sous Mao Tse Toung, aujourd’hui c’est toujours l’État qui décide et non un opérateur privé.

Washington, Bruxelles et Pékin ont donc chacune à leur manière réagi à ce qui est vu comme une montée en puissance excessive des empires digitaux qui viennent empiéter sur les fonctions régaliennes.

La scène mondiale est en phase de recomposition. Les États ont perdu le monopole du statut d’acteur international qu’ils ont longtemps possédé. Ils en restent néanmoins l’acteur majeur, le seul où peut se définir potentiellement l’intérêt général. Les chefs d’État sont responsables d’une façon ou d’une autre devant leurs peuples, les milliardaires du numérique seulement face à eux-mêmes.

 

Je viens de publier Géopolitique de l’intelligence artificielle, comment la révolution numérique va bouleverser nos sociétés, aux éditions Eyrolles. L’ouvrage est disponible en librairie et sur le site de l’IRIS.