« Ennemis mortels »  – 3 questions à Olivier Le Cour Grandmaison

Professeur de sciences politiques et de philosophie politique à l’université Paris-Saclay-Évry-Val d’Essonne, Olivier Le Cour Grandmaison répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage « Ennemis mortels » aux éditions La Découverte. Il fait état des représentations de l’islam et des politiques musulmanes en France, à l’époque coloniale.


1. Vous démontrez que le terme et le concept d’islamophobie n’a, en aucun cas, été inventé par le régime des mollahs en Iran, comme on l’entend régulièrement…

Il est pour le moins singulier d’avoir à le répéter et cette répétition même témoigne d’une dégradation significative des règles du débat public. Il était une fois une fable forgée par Caroline Fourest qui soutient, contre toute vérité historique, que le vocable islamophobie date de la révolution iranienne de 1979 et qu’il fut forgé par des mollahs désireux de disqualifier le combat des femmes opposées au port du voile. Stupéfiante négligence où les exigences élémentaires et indispensables à une recherche sérieuse sont traitées en chiens crevés. De même les faits qui infirment une telle opinion. On reconnait certains essayistes peu scrupuleux à cela qu’ils osent tout et qu’ils s’affranchissent de toute enquête sérieuse. L’auteure précitée en témoigne remarquablement. Plus étrange, Gilles Kepel apporte sa contribution à l’écriture et à la propagation de cette fable, devenue doxa, en soutenant que le terme « islamophobie » a été inventé par les « Frères musulmans. »

Une rapide recherche permet de découvrir ce que tous ceux qui s’intéressent sérieusement à cette histoire savent : ce terme – comme son antonyme « islamophilie » – est d’usage courant chez les orientalistes et les spécialistes français des colonies dès les premières années du XXe siècle.

Quelques exemples. Le terme « Islamophobie » est ainsi employé par le gouverneur honoraire des colonies, Maurice Delafosse (1870-1926), qui fut professeur à l’Ecole nationale des langues orientales et l’un des fondateurs de l’Académie des sciences coloniales. Dans un long article, publié en 1910 dans la Revue du Monde musulman, il critique ainsi « l’islamophobie » devenue « principe d’administration indigène » et les dangers d’une telle orientation pour la stabilité des possessions françaises où vivent de nombreux musulmans. En 1930, Étienne Dinet (1861-1929), peintre orientaliste converti à l’islam, distingue « une islamophobie pseudo-scientifique » élaborée par de nombreux savants souvent prestigieux appartenant à des disciplines variées, et une « islamophobie cléricale » propre aux missionnaires présents dans les colonies.

« Islamophiles » rétorquent les partisans de la politique critiquée par M. Delafosse lesquels sont accusés d’être irresponsables, parce qu’inconscients des dangers que représentent les adeptes de Mahomet. Aussi faut-il, contre ces derniers souvent jugés « fanatiques », accorder au gouverneur général des colonies en terre d’islam des prérogatives exorbitantes et faire de l’État colonial un État de surveillance et de police. De là aussi, l’adoption de dispositions d’exception jugées indispensables pour conjurer les menaces que les musulmans sont supposés faire peser sur la stabilité de l’ordre colonial, sur la sécurité des biens et des personnes, la sécurité sanitaire et l’ordre moral des possessions françaises.

 

2. Vous montrez des exemples d’une islamophobie savante et ancienne, par exemple chez Tocqueville et Maupassant …

Trop souvent, on oublie que A. de Tocqueville fut reconnu comme un grand spécialiste des colonies en général et de l’Algérie en particulier où il s’est rendu à deux reprises. De plus, il est l’auteur de textes importants consacrés à ce territoire et d’un rapport officiel (1847) élaboré pour une commission ad hoc de la Chambre des députés. De l’islam, il écrit qu’il est une des « religions » les plus « funestes aux hommes » et qu’elle est la « principale cause de la décadence (…) du monde musulman. » (1843). De plus, il tient les « mahométans » pour de dangereux fanatiques ce que confirment, à ses yeux, les actes de « barbarie » commis par les troupes de l’Emir Abd el-Kader et la résistance acharnée de ce dernier. Aussi plaide-t-il en faveur d’une guerre de destruction des villes, des villages et des récoltes, notamment. Enfin, comme beaucoup de ses contemporains et, plus tard, de nombreux spécialistes au XXe siècle, il estime en 1841 que la polygamie, en privant de nombreux hommes de la possibilité de fréquenter puis d’épouser des femmes, a pour conséquence le « vice contre nature. » Cette thèse a longtemps fait florès et elle est au fondement de la dangerosité morale et sanitaire imputée aux musulmans.

Quant à G. de Maupassant, il rédige de nombreux articles pour le journal Le Gaulois à l’occasion d’un long voyage en Algérie et en Tunisie (1881). Sous sa plume, les arabes musulmans sont des hommes fanatiques et paresseux incapables de se rendre maîtres et possesseurs de la nature et d’exploiter de façon optimale les contrées qu’ils occupent. A la différence des colons européens et français qui, en raison de leur supériorité, de leur amour du travail et de la terre, parviennent à mettre « en valeur » les régions où ils sont installés. Comme beaucoup avant et après lui, Maupassant impute également aux musulman-e-s une hypersexualité et des mœurs dangereusement « coupables » : celles de « Sodome », causes de crimes particulièrement atroces commis en Algérie. Par ses articles et en raison aussi de sa notoriété, Maupassant a contribué à la diffusion d’une islamophobie élitaire jugée d’autant plus légitime qu’elle est élitaire justement et qu’elle semble reposer sur des observations et des analyses justes, qui plus est servies par une grande plume.

 

3. Hubert Lyautey, parmi tous ceux qui se sont occupés des affaires coloniales, a été une exception. En quoi ?

Les politiques coloniales de la France républicaine ont fait l’objet d’innombrables débats, parfois violents, et de mises en œuvre distinctes. Au Maroc (1912-1925), Lyautey a longtemps défendu une autre « politique musulmane », comme on l’écrit à l’époque. A la différence de beaucoup, il ne tient pas l’islam pour un bloc homogène et immuable. Mieux, prenant acte des nombreuses divisions qui affectent cette religion, il pense pouvoir favoriser l’émergence d’un « islam français » qui aidera la métropole à renforcer son influence au Maghreb, entre autres. Fort d’une conception instrumentale de cette religion, il a défendu d’autres pratiques au Maroc fondées sur le respect des chefs religieux et du premier d’entre eux, le sultan, et sur la satisfaction de leurs intérêts. De même pour les élites « indigènes », sans oublier les mosquées et les fêtes religieuses auxquelles il participe. En 1926, amer, il constate que sa « doctrine » particulière « du régime colonial » n’est plus et que son « œuvre » est désormais soumise à un « dépeçage » en règle. Pour des raisons géopolitiques liées notamment à la multiplication des revendications nationalistes et au spectre du « bolchevisme », des orientations différentes s’imposent maintenant, estime-t-on à Paris.

 

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