« Main basse sur Israël – Netanyahou et la fin du rêve sioniste » – 4 questions à Jean-Pierre Filiu

Jean-Pierre Filiu est professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po (Paris). Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de l’ouvrage « Main basse sur Israël – Netanyahou et la fin du rêve sioniste » aux éditions La Découverte.

Ce livre est une réaction à la déclaration de Netanyahou du 20 octobre 2015 qui exonérait Hitler de l’entière responsabilité, y compris intellectuelle, de la Shoah. Comment interpréter une telle déclaration ?

J’ai en effet été indigné, comme historien et comme citoyen, lorsque Benyamin Netanyahou, le 20 octobre 2015, affirme qu’Amine al-Husseini, le mufti de Jérusalem alors exilé en Allemagne, avait inspiré à la fin de 1941 l’idée même des chambres à gaz à Adolf Hitler. Cette déclaration, prononcée devant le Congrès sioniste mondial à Jérusalem, à la veille d’une visite officielle du Premier ministre en Allemagne, provoque un véritable tollé en Israël. Le chef de l’opposition travailliste, Ytzhak Herzog, dénonce une « dangereuse distorsion historique » qu’il appelle Netanyahou à « corriger immédiatement ». L’historien Elie Barnavi, qui fut ambassadeur d’Israël en France de 2000 à 2002, fustige une « prostitution de la Shoah ». Car il s’agit bien pour Netanyahou de manipuler et de réviser l’histoire de l’Holocauste, en ce cas pour diaboliser les Palestiniens. La réalité historique est pourtant que le mufti Husseini, marginalisé sur la scène palestinienne depuis son exil de 1937, était certes un antisémite avéré, mais que son engagement aux côtés des nazis a eu un écho très limité dans le monde arabe et que la division SS qu’il a contribué à recruter était surtout composée de Musulmans bosniaques, actifs dans les Balkans. Plus généralement, le compte-rendu de son audience de 1941 avec Hitler prouve qu’Husseini n’a eu aucune influence sur la mise en œuvre de la Shoah, déjà conceptualisée et planifiée par la machine de guerre nazie. En poursuivant mes recherches, j’ai découvert que, bien avant sa déclaration publique d’octobre 2015, Netanyahou consacrait une partie de ses entretiens privés avec des dirigeants étrangers à marteler cette contre-vérité flagrante d’une responsabilité palestinienne, au moins intellectuelle, dans l’extermination des Juifs d’Europe. Cette manipulation de l’histoire de la Shoah à des fins de basse politique se poursuit lorsque Netanyahou, afin de se concilier les populistes au pouvoir en Hongrie et en Pologne, reprend à son compte en 2018 leur propagande mensongère sur une absence de responsabilité des collaborateurs hongrois et polonais dans l’extermination des Juifs.

Selon vous, Netanyahou a gagné la bataille des idées en Israël. De quelle manière ?

Mon livre replace Netanyahou dans la longue durée de l’histoire sioniste. Je démontre comment il est l’instrument de la substitution du « grand récit » des pères fondateurs de l’État d’Israël, majoritairement travaillistes, par un autre « grand récit », celui du sionisme révisionniste, lié à la droite dure, sur le plan économique, politique et social. Netanyahou a pu opérer ce détournement de sens du fait de son maintien au pouvoir sur plus de treize ans (trois ans comme Premier ministre de 1996 à 1999, puis dix ans depuis 2009), égalant d’ores et déjà le record de longévité jusque-là détenu par David Ben-Gourion. C’est pourquoi je qualifie Netanyahou de « refondateur » face au « fondateur » que fut Ben-Gourion. Celui-ci avait, dans la Déclaration d’indépendance d’Israël, en 1948, garanti la « complète égalité de droits sociaux et politiques à tous les citoyens », qu’ils soient donc juifs ou arabes. Netanyahou, 70 ans plus tard, fait voter une « loi fondamentale », à valeur constitutionnelle, qui réserve au seul peuple juif le droit à l’autodétermination sur la terre d’Israël, supprimant le statut jusque là officiel de la langue arabe (parlée par 20% de la population israélienne) et ne mentionnant pas une seule fois le terme « démocratie ». En outre, Netanyahou, très soutenu par certains des milliardaires acquis aux États-Unis au Parti républicain, a largement contribué à une « américanisation » inédite de la vie politique israélienne, avec un accent mis sur une « communication » populiste, anxiogène et polarisante, aux dépens du message de fond.

De même, il est parvenu à faire ce qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait fait : aligner Washington sur ses positions. Comment expliquer un tel « succès » ?

Je raconte en détail dans ce livre la campagne méthodique que Netanyahou a menée contre Obama, pourtant élu en 2008 par, entre autres, 80% des Juifs américains. Cette campagne s’est durcie durant le second mandat d’Obama, lorsque le Premier ministre israélien a combattu, jusque devant le Congrès, l’accord sur le nucléaire iranien. Ce bras de fer a profondément déchiré la communauté juive américaine, tandis que Netanyahou privilégiait la droite évangélique, les fameux « sionistes chrétiens », en passe de représenter un cinquième de l’électorat américain. Le soutien inconditionnel de ces fondamentalistes chrétiens, à la fois à Netanyahou et à Trump, a amené depuis l’entrée de Trump à la Maison-Blanche en janvier 2017 à cet alignement sans précédent des États-Unis sur Israël, avec transfert de l’ambassade à Jérusalem et abrogation de l’accord sur le nucléaire iranien.

Vous estimez qu’il tient plus à l’immunité liée au pouvoir qu’au pouvoir lui-même. Pourquoi ?

Netanyahou est obsédé par le sort de son prédécesseur Ehud Olmert, qui a purgé une peine de dix-huit mois de prison ferme pour une manipulation immobilière, liée à sa gestion de la mairie de Jérusalem. Les dossiers aujourd’hui constitués contre Netanyahou sont nettement plus graves, puisque la police israélienne a déjà recommandé sa mise en examen pour corruption dans trois affaires directement liées à son mandat de chef de gouvernement. La question est dès lors de savoir si le Procureur général, qui a, notons-le, été un des plus proches collaborateurs de Netanyahou durant trois ans, va oser le mettre officiellement en examen dans une, deux ou trois affaires et, en cas d’inculpation, si celle-ci interviendra avant les législatives anticipées du 9 avril 2019 ou après. Netanyahou mise à l’évidence sur la deuxième hypothèse, afin d’opposer son éventuelle victoire électorale au verdict de la justice, refusant ainsi de démissionner.

 

Cet entretien est également disponible sur Mediapart Le Club.