L’affaire Ramadan et les dérives de la presse française

Comment expliquer qu’en ayant rencontré qu’une seule fois Tariq Ramadan dans ma vie, je retrouve ma photo projetée en grand dans les pages de L’Obs, accusé directement de l’avoir dédiabolisé et implicitement d’être lié aux accusations de viol pesant sur lui ?

L’Obs serait bien en mal de trouver une photo où je suis en compagnie de T. Ramadan. Alors pourquoi moi ? Pourquoi cette photo ?

J’ai interrogé l’auteur de l’article après sa parution. Elle ne m’a pas répondu, car, en fait, il n’y a rien à répondre. J’avais été mis en cause à peu près de la même façon par le Figaro magazine il y a un mois, dans un article intitulé L’islamosphère, et par Marianne cette semaine, toujours au sujet de T. Ramadan. En quoi ceux qui ont dialogué avec T. Ramadan ou plaidé pour sa liberté d’expression sont-ils liés aux affaires de viol ? Cet amalgame est indigne. Si un journaliste partenaire de L’Obs était accusé de harcèlement sexuel, le magazine en serait-il tenu responsable ?

Lorsque Caroline Michel m’a contacté, j’ai, dans un premier temps, décliné la proposition. Je ne voyais en effet pas l’intérêt d’y répondre n’ayant, une fois encore, rencontré l’individu en question qu’une seule fois. Devais-je le faire parce que j’avais été mis en cause par Renaud Dély et l’hebdomadaire Marianne ? Cela ne m’apparaissait pas davantage une raison suffisante. Je me suis étonné auprès de la journaliste que, pour avoir rencontré des dizaines de fois Dominique Strauss-Kahn (DSK), on ne m’eut jamais interrogé sur son affaire judiciaire. Pourquoi le faire dès lors qu’il s’agit de T. Ramadan ? La journaliste de L’Obs a insisté et, venant d’un journal auquel je suis (j’étais ?) attaché, j’ai accepté.

Bien mal m’en a pris. Je suis moi-même sidéré d’avoir été naïf à ce point. Il est vrai, comme elle l’a écrit, que je lui ai demandé des garanties et que j’ai voulu connaître sa feuille de route. Outre l’angle général de son papier, je souhaitais pouvoir relire mes propos. D’expérience, je sais que ce type de sujet est propice aux idées établies, et que les interviews ne servent qu’à conforter les pensées des journalistes. Quand on voit les citations choisies, c’est ce qui s’est en effet produit.

J’ai donc demandé à relire mes citations et, une fois encore, venant de L’Obs, j’eus la faiblesse de penser que l’approche serait honnête. L’entretien n’a effectivement servi qu’à nourrir des idées préconçues. C. Michel accepta néanmoins. Je ne savais pas qu’elle se servirait des échanges pré interviews, qui étaient « en off ». La journaliste m’a longuement interrogé sur la réelle popularité de T. Ramadan auprès des musulmans français, notamment des jeunes, et ses raisons. Je lui ai expliqué qu’entre autres, ceux qui avaient souhaité l’empêcher de s’exprimer plutôt que de le contredire, tout en étant de façon générale perçus comme défavorables aux musulmans, avaient fortement contribué à son aura. Apparemment, cela ne l’intéressait pas. Enquêter sur les raisons de la popularité de T. Ramadan signifie enquêter en banlieue. Pour C. Michel, comme pour Martine Gozlan (Marianne), il est plus facile de jeter l’anathème sur des boucs émissaires. Si T. Ramadan est « dédiabolisé », c’est la faute d’Edwy Plenel, Edgar Morin et moi-même. Les jeunes musulmans n’ont aucun libre arbitre et doivent être guidés par des penseurs « blancs ».

Je lui ai en effet également précisé que quelqu’un m’avait parlé du caractère volage de T. Ramadan, mais, venant d’une personne qui disait beaucoup de mal de ce dernier, et n’ayant à l’époque eu aucun autre écho à ce sujet, je n’en avais pas tenu compte.

Je lui ai enfin souligné qu’il fallait laisser la justice travailler ajoutant que, si T. Ramadan était reconnu coupable, cela serait catastrophique pour les musulmans qui avaient eu confiance en lui. J’ai de plus attiré son attention sur les stratégies visant à affecter aux musulmans des représentants dont ils ne voulaient pas, comme l’imam Chalghoumi. Apparemment, cette partie de l’interview ne l’a guère intéressée. Pas plus que ne l’ont intéressée mes propos sur sa popularité, largement pulsée par ceux qui ont souhaité lui ôter la parole alors qu’ils étaient généralement perçus comme hostiles aux musulmans pour leur vision falsifiée de la laïcité.

Dans cette « affaire », deux sujets sont, en réalité, dissociables l’un de l’autre :

  • Le premier concerne les faits de harcèlements, d’agressions sexuelles et de viols. Extrêmement graves, ils doivent être jugés à la hauteur des préjudices subis par les femmes. Si la présomption d’innocence est un acquis à protéger, la libération de la parole est ici extrêmement encourageante. Mais, ce sujet est sans aucun rapport avec le statut ou la religion de la personne : est-il plus acceptable d’être un violeur quand on n’est pas un « prédicateur musulman » ? Je ne le crois pas et, en l’occurrence, je n’établis aucun lien entre les deux.
  • Le second concerne la liberté d’expression et les divergences d’opinions. J’ai toujours plaidé et plaide encore pour la liberté d’expression de tous, y compris ceux qui ne sont pas d’accord avec moi. Je suis même prêt à débattre avec ceux qui m’attaquent aujourd’hui. Cela ne vient en aucun cas valider des propos dans lesquels je ne me retrouverais pas. Il me paraît assez aisé de comprendre la nuance.

Ainsi, nous faisons face à une absence totale de rigueur journalistique, dont la principale conséquence est d’amalgamer des histoires qui n’ont absolument aucun lien entre elles. Si ce manquement est involontaire, cela est inquiétant. Si celui-ci est souhaité, par ceux qui saisiraient n’importe quel prétexte pour déverser leur haine du supposé « islamo-gauchisme » (ainsi que l’on qualifie souvent ceux qui luttent contre les discriminations dont sont victimes les musulmans), cela peut alarmer sur la déontologie et l’état de la presse en France.

Être une des cibles de ces attaques est insupportable. Ça l’est pourtant bien moins qu’être victime de viols. Les vraies victimes sont ici celles qu’on oublie.

J’ai ainsi été manipulé et instrumentalisé par quelqu’un qui, tout en se présentant sans a priori, était issu d’un magazine où je plaçais naïvement ma confiance. Jusqu’ici, L’Obs s’était gardé de faire des Unes « sensationnelles » à propos de l’islam ou des musulmans. Le voir marcher sur les traces de Marianne et du Figaro Magazine, en utilisant la même rhétorique et les mêmes arguments, est une immense déception. L’Obs ne s’est jamais penché sur les attaques dont font l’objet certains intellectuels du fait de leurs positions sur le conflit au Proche-Orient. C’est pourtant un vrai sujet d’enquête.