François Burgat, politologue, est directeur de recherche au CNRS. Il répond à mes questions à l’occasion de la parution de son ouvrage Comprendre l’islam politique : une trajectoire de recherche sur l’altérité islamique, 1973-2016 aux Éditions La Découverte.
En quoi vous éloignez-vous de l’interprétation de l’islam politique que font, dans un genre différent, Gilles Kepel et Olivier Roy ?
Gilles Kepel et Olivier Roy accordent leur caution universitaire à deux grandes approches du phénomène djihadiste. La première, de très loin la plus répandue parce que très proche du sens commun, est celle de Kepel. Elle considère les djihadistes comme des “fous de Dieu”, c’est-à-dire des individus pervertis par une doctrine religieuse radicale, clivante, qui les place irrésistiblement sur la pente du terrorisme : le salafisme, qui viendrait briser le beau rêve du pacte républicain français. La seconde, que porte Olivier Roy, revient en quelque sorte à faire des djihadistes des “fous “ tout court, c’est-à-dire des individus atteints d’une pathologie psycho-sociale “nihiliste”. Cette approche s’oppose à celle de Kepel en ce qu’elle réfute la centralité de la variable religieuse, prenant notamment appui sur la fragilité de la culture et de la pratique religieuses des révoltés, réputés étrangers aux préoccupations de leurs coreligionnaires. Mais ces deux interprétations ont en commun de nier ou « euphémiser » la part de responsabilité des “interlocuteurs” non musulmans (ou, s’agissant des leaders autocrates, musulmans) des djihadistes. Ce faisant, elles évacuent une causalité qui, à mes yeux, est absolument décisive : la persistance des multiples manifestations des rapports de domination Nord-Sud et les failles béantes qu’elles nourrissent, aussi bien à l’échelle internationale que française, dans notre “vivre ensemble”.
Roy disqualifie très explicitement cette hypothèse en la qualifiant de “vieille antienne tiers-mondiste”. Pour reprendre ses termes, il ne saurait ainsi être question de corréler l’origine du phénomène djihadiste avec « la souffrance postcoloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une France raciste et islamophobe”. Si l’intention (exonérer la majorité des musulmans de toute relation avec la violence djihadiste) est fort noble, le prix analytique à payer est à mon sens terriblement élevé : cela n’aboutit qu’à extraire la dynamique djihadiste de toute détermination sociale et politique.
Avec G. Kepel et le sens commun mon désaccord est encore plus profond. Alors qu’il pense que c’est le salafisme qui brise le pacte républicain, j’ai pour ma part, sans nier la dimension clivante de cette interprétation de la foi musulmane, l’intime conviction que la causalité est inverse : c’est notre façon très égoïste et très unilatérale de mettre en œuvre ce pacte républicain, le plafond de verre auquel se heurtent les musulmans dans l’ascenseur social et, tout autant, les grossières manipulations de leur représentation qui .. »fabriquent » des salafistes ! Or Kepel, non seulement évacue ces causalités, mais il criminalise ceux qui les prennent en compte ! Chez les musulmans qui les revendiquent, il dénonce avec ironie un inacceptable “penchant à adopter une posture victimaire”. Et c’est à tous ceux qui tentent de corriger en les dénonçant les dérives islamophobes de nos élites qu’il entend paradoxalement faire porter la responsabilité de la fracture républicaine. Kepel se focalise en fait sur l’étude pointilleuse des modalités de la violence djihadiste : la généalogie de ses médiateurs humains, de ses vecteurs idéologiques ou technologiques. Mais cette volonté de tout savoir sur le « comment » de cette violence cache à mes yeux une propension à ne rien vouloir entendre de son « pourquoi ». Or c’est sur ce « pourquoi » que je m’efforce d’attirer l’attention des analystes et des politiques.
Pourquoi estimez-vous que la dimension stratégique de l’islam politique soit occultée au profit d’un aspect culturaliste ?
Quiconque qui, dans une situation de domination, est confronté à une forme de révolte a tendance à préférer les explications qui l’exonèrent de sa responsabilité. Et le fait de penser la violence djihadiste comme un des penchants propres à l’Autre, inhérent à sa culture ou spécifique à sa pratique religieuse, offre bien cet avantage ! Cela nous permet par exemple d’occulter une donnée aussi essentielle que celle-ci : nous n’avons subi aucun attentat en France avant de déclarer unilatéralement la guerre à Daech en Irak puis en Syrie ! À l’inverse, une lecture plus politique permet de réintroduire une variable incontournable : pour se révolter, se radicaliser, il faut être deux ! Et le rôle du “second” ne saurait être purement escamoté – comme c’est le cas quand on limite la recherche des causalités à la seule personnalité de l’agresseur.
Comment expliquer ces « difficultés françaises à gérer rationnellement l’altérité islamique » ?
J’identifie deux catégories de spécificités françaises dans ce domaine. D’abord, la violence de notre passé colonial n’a jamais été assumée. Après la formule de Nicolas Sarkozy en 2007 (“le rêve de civilisation”), celle de François Fillon en 2016 (“le partage des cultures”) le souligne à l’évidence ! C’est ensuite l’actuel dévoiement très nationaliste de la laïcité à la française qui contribue à construire le curieux cocktail hexagonal de notre relation à l’Autre musulman : sa présence dans le tissu national est prise entre l’enclume de l’islamophobie droitière, qui conteste la concurrence d’un dogme qui n’est pas celui de notre mémoire collective, et le marteau de l’islamophobie “de gauche”, qui dénonce, fût-ce de façon très sélective, l’illégitimité de la présence de la religiosité dans l’espace public.
Derrière ces deux crispations très françaises, il y a le fait que nos élites intellectuelles et politiques ont été jusqu’à nos jours enivrées par la fugitive centralité de nos « Lumières », érigées en modèle intangible et rigide d’universalité. Peut-il être « des nôtres », celui qui « ne critique pas sa religion comme nous autres » ? Nos élites sont incapables de faire un pas de côté pour observer l’histoire du point de vue des sociétés dominées et de concevoir que la référence religieuse puisse y jouer en 2016 un rôle très différent de celui qu’elle a joué chez nous au XVIIIe et au XIXe siècle. Dans une France en lutte contre l’absolutisme politico-religieux de la monarchie, la référence religieuse jouait clairement dans le camp du refus de la modernité politique. Mais dans les sociétés musulmanes aujourd’hui, elle joue un rôle substantiellement différent : dans une démarche de mise à distance de la domination que le monde occidental continue de faire peser sur elles, elle a valeur de référent identitaire. Elle est le support d’une affirmation culturelle qui prolonge et complète les volets politique et économique de la décolonisation. C’est cela que nos élites peinent à admettre : que l’histoire de la planète ne s’écrit pas, partout et toujours, avec le seul lexique de “notre” vieille révolution.